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samedi 8 novembre 2014

Soixante euros.

"Ah non, pas de dessert tant que tu n'as pas fini ton assiette ! Pense un peu aux p'tits Éthiopiens qui n'ont rien à manger !"
Oui, quand j'avais l'âge pour qu'on essaye de me convaincre de finir mon assiette à coup de culpabilité, les Éthiopiens étaient en vogue. Bizarrement, cet argument là n'a jamais fonctionné. Je n'avais soudainement plus faim du tout. Non, même pas pour le dessert. Par contre j'avais très envie qu'on leur envoie les restes, aux p'tits nenfants affamés. Trois cuillerées à soupe de pâtes au fromage, une tranche de pain à moitié grignotée et mes trois petits Gervais, même celui avec mon parfum préféré (la banane). Par la poste, hop, direct en Éthiopie. Oui, à sept ans, on n'est pas très pragmatique.
Trente ans plus tard non plus. En tout cas, l'argument culpabilisant du "y'a pire ailleurs alors ne te plains pas", je l'entends toujours. Faut croire que ça marche... Mais toujours pas sur moi. C'est même l'effet inverse. Ça me donne envie de crier et de râler pour deux, ou plus : déjà qu'il y a un truc qui cloche, mais en plus y'a pire ? Ben faut que ça change alors ! Pour moi, pour les pires, et même pour les mieux qui sont sans doute pas si mieux que ça, puisqu'on trouve toujours, toujours des encore plus mieux...

Bref, soixante euros.
Florilège :
"Ah ben ça va, vous ne vous embêtez pas !"
"Ah bon, faut vous payer ?!"
"Mais... Avec la part mutuelle ou pas ?"
"Oh ben dites, c'est pas cher..."
"Vous faites le tiers payant ? Parce que bon, quand même..."
"Vous pouvez attendre pour encaisser le chèque ?"
"Ah ben ça n'a pas augmenté, si ? J'ai l'impression que c'était pareil la dernière fois."
"Pfff... T'as vu combien tu me coûtes ?!"


Soixante euros, donc.
Il entre avec sa maman, qui t'explique que c'est sa maitresse qui a conseillé de venir parce que c'est dur d'écrire.
Elle s'installe, toute seule, sort un gros dossier médical qui retrace toutes ces longues années de combat contre une maladie qui la prive de voix aujourd'hui.
Ils se tiennent par la main, 130 ans à eux deux, on dirait des enfants, l'un des deux à ce regard vague et détaché, l'autre est inquiet et te tend l'ordonnance du médecin sur laquelle tu lis "démence de type Alzheimer".
Il ne tient pas en place sur sa chaise, te regarde du coin de l’œil tandis qu'il vide les boites de jeux, montre du doigt tout ce qu'il veut, crie, tire sur la manche de sa mère, pleure, mais ne dit pas un mot.
Il est très calme, bien droit sur sa chaise, il recoiffe ses cheveux grisonnant du plat de la main, te demande si tu vas pouvoir faire quelque chose, parce que bon, c'est plutôt pour les enfants, non ?
Elle est venue avec sa fille parce qu'elle a peur de ne pas comprendre, même avec les appareils c'est dur, alors sa petite de 14 ans t'explique qu'elle voudrait apprendre à lire sur les lèvres pour ne pas se retrouver complètement isolée.
Il reste en retrait, vautré sur sa chaise, les mains dans les poches et l'air boudeur, tandis que sa mère t'explique qu'il ne fait rien en classe, qu'il s'est fait virer trois fois du collège, mais que son prof' principal pense que peut-être y'a autre chose.
Ils sont tous les deux assis en face de toi, leur grand bébé dans son cosy entre eux, lui a les lèvres pincées et des cernes immenses, elle essuie les larmes qui roulent en silence sur ses joues tandis que tu observes ce petit enfant qui porte sur son visage les traits de sa maladie incurable.

Et puis, ils parlent, parlent, parlent, de ce qui les amène ici, de leur vie, de leurs inquiétudes, de leurs espoirs.
Toi, tu écoutes, tu prends quelques notes, tu poses des questions en essayant de ne pas donner à cette échange des allures d'interrogatoire. Tu pèses tes mots, tu essaies de ne pas induire les réponses, de ne pas émettre de jugement, juste d'accueillir la parole, qui parfois ne veut pas venir.
Tu lis l'ordonnance, les documents médicaux, le mot de l'enseignant, les comptes-rendus d'autres professionnels, le carnet de santé.
Tu essayes d'organiser tout ça, de trouver le bon fil à tirer pour dérouler la pelote, sans faire de nœud.
Tu parles aussi : tu expliques, tu rassures, tu préviens, tu indiques ce que tu fais, comment, pourquoi...

Et puis tu passes aux tests. Tu sors de ton tiroir les fiches que tu as préparées tout à l'heure, les feuillets à remplir, les grilles de cotation. Tu présentes des planches d'images, des textes, des feuilles blanches, lignées, à carreaux, des stylos et des feutres de toutes les couleurs, des cubes, des cartes colorées ou des pictogrammes stylisés, des jetons, un verre d'eau, un miroir de poche, des jouets, ton chronomètre.
Les feuilles volent, le bureau se transforme en joyeux capharnaüm, tu griffonnes un mot par ci, un dessin par là, tu prends des notes, tu calcules, tu compares...
Parfois, tu n'as pas le temps de tout faire. Ou il est trop fatigué, mieux vaut s'arrêter là. On va se revoir, on continuera à ce moment là. Tu sors ton agenda, tu fais ton possible pour trouver un autre créneau, là, vite. Tu donnes un nouveau rendez-vous. Ils reviennent. Tu continues.
Puis tu expliques à nouveau. Les résultats, tes conclusions, tes propositions. Tu leur demandes leur avis, si tu as été assez claire, s'ils ont besoin de plus d'explications, s'ils veulent y réfléchir.
Tu leur dis aussi que tu vas faire un compte-rendu, que tu vas l'envoyer au médecin. Il y a tout un tas de démarches à faire encore, mais ça va, tu vas t'en occuper. Les courriers, les coups de fil, les bordereaux à remplir : c'est ton boulot.
Ils te tendent la carte vitale, tu la glisses dans ton lecteur, pianote sur ton clavier : "Ça fait soixante euros s'il vous plait. Vous préférez par chèque ou en espèces ?"

Soixante euros, donc.
Une heure trente à deux heures de bilan, parfois en plusieurs fois, parfois plus, rarement moins. Un dossier à traiter, des tests à coter, un compte-rendu à rédiger, souvent des appels à passer.
Allez, soyons fous : comptons trois heures. C'est très optimiste comme calcul. Et ça nous amène quand même à vingt euros de l'heure. Vingt euros d'honoraires. Tu enlèves les charges. Paf, dix euros. Là dessus, n'oublie pas que tu n'as ni congés payés, ni indemnités pour maladie. Donc, t'as intérêt à mettre un peu de côté, des fois que tu aies envie de prendre un peu de vacances ou que tu aies la très mauvaise idée de tomber malade...
Moins de dix euros de l'heure, donc, au final. Bien moins.

Soixante euros le bilan orthophonique. "Ah ben ça va, vous ne vous embêtez pas !" Hmmm...
Rha la la, ces praticiens libéraux, quelle bande de joyeux privilégiés, n'est-ce pas ?

Un, deux, trois... Plein. Trop de dossiers qui attendent leur CRBO.

Orthophoniste en libéral, j'en ai de la chance, oui.
J'ai un boulot, le chômage, je ne sais pas ce que c'est, par contre l'emploi du temps qui déborde et l'incapacité à répondre à toutes les demandes, la culpabilité, les journées de presque douze heures et la fatigue, ça, oui, je connais.
Mais moi, je peux choisir mes horaires, non ? Bien sûr. Les patients n'ont jamais aucune contrainte ni exigence, ils viennent quand on veut, quelque soit l'horaire qu'on leur propose ! Ah ah ah...
Oh, eh, ça va, je peux prendre tes vacances quand je veux aussi ! C'est bien ça, non ? Oui, c'est sûr, c'est bien. Je peux même prendre 6 mois de vacances dans l'année, si je veux. Des congés sans solde, en fait. Et puis quand je prendrai ma retraite, à 67 ans, après 46 années de bons et loyaux services, je pourrai profiter de la vie, avec ma pension annuelle de... Ah oui, mince, de 30 à 40% de mes revenus annuels. J'oubliais. Un détail.

Mais je n'ai pas à me plaindre, pas vrai ? Il y a tellement de gens au chômage... Tellement de gens qui font des métiers bien plus pénibles... Tellement de travailleurs moins bien payés...
Pensons un peu au Éthiopiens, tiens.

Soixante euros, screugneugneu !!! Bon sang, est-ce que ça semble si cher, si bien payé, quand on le décortique un peu ?
Et tu sais quoi ? Soixante euros, c'est aussi la prodigieuse somme qu'un orthophoniste touche en plus du SMIC par mois quand il travaille en hôpital en début d'exercice. Avec un BAC+5 en poche.



Je me sens très schtroumpf grognon, ce soir... Et ça ne va pas s'arranger avec les 5 comptes-rendus que j'ai à taper pour lundi et le 4ème appel de cotisation de l'URSSAF à payer dans la semaine.
Voilà, voilà. C'était la note déprimante du jour, bonjour !
Vous pouvez reprendre une activité normale.
Ou poursuivre la réflexion en allant lire le très bon texte de Martine (hélas remanié par une journaliste qui aime le sensationnel) ici :
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1269469-mari-artiste-dette-de-6-000-euros-apres-28-ans-a-travailler-je-suis-degoutee.html

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