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jeudi 7 mai 2015

A court terme, du courage. A long terme, des larmes. #DansCesConditions #Orthophonie #MesPatientsChéris

"Bon, il faudra juste mette à jour les objectifs et modalités de prise en charge pour cet enfant, ça n’apparaît pas sur votre rapport."
Je reste silencieuse à l'autre bout du combiné. Je me demande si j'ai mal entendu, ou mal compris, ou si c'est lui, le médecin, qui est un peu stupide ou sans cœur (ça va souvent ensemble). Je répète bêtement : "Les objectifs ?" 
"Oui, les objectifs de prise en charge, à court, moyen, long terme... "
Sa voix s'éteint soudainement. Ah, ça vient de faire *tilt* dans sa tête on dirait. Moi ça vient de refaire *grouik* dans ma gorge. Sans se démonter, le médecin reprend : "Bon, très bien, euh... Dans ces conditions, évidemment, on ne peut pas remplir le document standardisé". 
Non, on ne peut pas. Dans ces conditions, évidemment, on ne peut pas non plus remplir les procédures standardisées de réactions professionnelles à l'environnement affectif. Moi aussi je peux utiliser de grands mots qui font classe et pro, si je veux.
Encore quelques échanges assez creux et où pointe une bonne dose de malaise, et je raccroche.
Dans ces conditions...


Yanis* dort dans les bras de son père, exténué par la séance, enfin détendu.
J'ai mon agenda sous les yeux, mon stylo dans la main, ses parents en face de moi.
"Qu'est-ce qu'on fait ?"
Je ne sais pas comment formuler autrement ma question.
Et eux, en face, ne savent pas comment y répondre.
Après un soupir et un échange de regard avec son mari, c'est la maman de Yanis qui me répond :
"On a réfléchi. On va continuer. Enfin, si vous voulez bien... Ça lui fait du bien, et nous, on a besoin de sortir un peu de la maison. On peut pas rester là à attendre sans rien faire, non plus."
Je comprends. Je lui souris, et je la regarde dans les yeux. Et c'est pas facile. Mais je lui doit bien ça : elle a la gentillesse incroyable de penser que pour moi aussi, c'est difficile, et que peut-être je ne veux plus, je ne peux plus. Elle arrive, malgré la douleur, à se mettre à ma place. Je ne sais pas si j'y arriverais, moi, dans ces conditions...
Le papa de Yanis renchérit : "C'est beaucoup vous demander, et puis ça vous prend une place pour un rendez-vous qu'on n'est pas sûr de pouvoir honorer, mais il est content de venir, et après il est bien pendant au moins un jour ou deux, alors..."
J'efface ses doutes d'un revers de la main, pour les rendez-vous non honorés. C'est bien le cadet de mes soucis. Mais je suis épatée, vraiment, de voir à quel point ces parents prennent en compte toutes les autres réalités que la leur, alors que dans ces conditions, bien peu en sont capables. Je les aime, je les admire, là, tout de suite, maintenant, j'ai très envie de les prendre dans mes bras, tous les trois.
On programme les rendez-vous, toutes les semaines, même jour, même heure, jusqu'à ce que.
Sur le petit carton de rendez-vous, je n'écris pas de date, je note juste : "mardi à 11h00" en dessous du tampon avec mes coordonnées. Ça suffit. Dans ces conditions, je ne peux pas dérouler la liste des mardis à venir, sans savoir.


J'ouvre ma boite mail, y découvre un message d'une collègue.
Ici, la pénurie d'orthophoniste, comme dans beaucoup d'endroits, est terrifiante. Obtenir un rendez-vous en moins de 3 mois est un combat, s'inscrire sur une liste d'attente est déjà une victoire. Une horreur pour les patients et leurs familles, une horreur pour les orthophonistes aussi.
Entre collègues, on cherche des solutions, on se passe des patients comme les gamins font du troc de cartes Pokemon dans la cours de récré, pour que chacun y trouve son compte. Un taupikeur contre un magicarpe, un laryngecto contre un wernické.
Je lis le mail de ma collègue.  Elle me demande si, des fois, je ne pourrais pas m'occuper d'un "déhelle-dého"** qui a vraiment vraiment besoin, là, et pour lequel elle ne trouve pas de solution. Je lui réponds aussitôt : si je le pouvais, je le ferrais, mais là, je n'ai pas de disponibilité, désolée. *ding* réponse immédiate : "Ah bon, mais je pensais que tu allais bientôt avoir un créneau libre ?"
Ma collègue évoque Yanis et sa prise en charge "bientôt terminée". Tant de sensibilité et de compassion me laissent sans voix. Je décide de ne pas répondre. Dans ces conditions, mieux vaut faire la sourde oreille. C'est ça où la traiter de tous les noms d'oiseaux-pas-beaux que je connais, autant éviter.


Ni fleurs ni couronnes. J'ai adressé un chèque à l'association choisie par les parents de Yanis, et je leur ai envoyé une lettre. Je ne suis pas allée à l'enterrement. Je n'en ai eu ni la possibilité ni le courage. Et je préfère garder de Yanis le souvenir de ce petit bout qui se laissait faire entre mes mains, qui retrouvait le sourire quelques instants, qui riait parfois pendant nos jeux.
J'ai fini de remplir mes objectifs avec Yanis.
J'ai un créneau à nouveau disponible.
Yanis ne fêtera jamais ses 4 ans.




Dans ces conditions... Je pense que mon
silence et mes absences de ces derniers jours
sont plus compréhensibles. Même les bavardes
comme moi se retrouvent sans voix, parfois.

* Evidemment, Yanis ne s'appelle pas vraiment Yanis. Le reste est, hélas, tristement vrai. 
** DL-DO : dyslexi(qu)e-dysorthographi(qu)e. Même les amoureux des mots utilisent de moches acronymes. 

4 commentaires:

  1. Toutes mes pensées vont vers toi et cette famille...

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  2. Les larmes ne peuvent que monter à la lecture de ton post.
    Pauvre petit loup, pauvres parents...
    Bo courage cousinette.
    Hélène

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  3. Merci pour ce partage plein d'émotions. Je découvre seulement ce billet et j'en ai des larmes dans les yeux. Lucie

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