Atelier d'écriture "écrire-en-ligne"
juin 2018
juin 2018
thème : le monde du travail
« Allo bonjour M. Chavier, Elodie,
de chez Schatelly & Crotrabuk, je vous appelle pour vous permettre
de participer à notre grande tombola pour notre 25ème anniversaire ! »
Cette fille me sidère… Sa voix enjouée,
son enthousiasme communicatif, son bic 4 couleurs qui crépite sur son
cahier-agenda multifonctions organisé comme un cockpit de navette
spatiale, tout cela me dépasse.
« Oui, oui, le premier prix n’est autre
qu’une concession funéraire familiale dans votre cimetière de
rattachement, ainsi qu’un forfait « plénitude » à valoir pour les
obsèques de votre choix, forfait garanti à vie ! »
Les obsèques garanties à vie, ça c’est
un concept… Mais elle, elle y croit. Vraiment. Et le pire, c’est que ça
marche. Emportés par son exaltation, les clients signent, et contents en
plus. Et bim, elle dégaine son bic, sélectionne la couleur
verte (ça, ça veut dire que le client a dit oui) et fait une petite
croix à côté de « D.Chavier / ref. 82290 » sur la page « tombola » de
son cahier. Le tout, en se tournant vers moi et en levant le pouce avec
un grand sourire. Ouais, ouais, super ma grande. Par réflexe, je lui
renvoie un grand sourire avant de tourner mon regard sur mon écran
d’ordinateur. Mon tableau Excel en est exactement au même point
qu’il y a 20 minutes. Attends, j’en étais où déjà ? Ah oui, les
coordonnées du négociant en tissu pour le capitonnage des cercueils de
la gamme « élégance » pour la mise à jour du fichier fournisseurs.
J’ouvre la page de mon navigateur pour aller sur le site des pages
jaunes, et 5 onglets apparaissent. Hmm. Merci l’option « afficher les
derniers onglets et fenêtres utilisés » au démarrage. Du coup, je me
retrouve à lire l’article « comment s’organiser au quotidien », lien
envoyé par Élodie évidemment, qui elle n’a pas choisi cette option parce
que « tu comprends, après on ne s’en sort plus, je m’oblige à
enregistrer les articles à lire plus tard dans mes favoris, sinon c’est
poubelle, faut pas s’encombrer l’esprit avec ce genre de choses ! » Et
évidemment, quand Élodie dit qu’elle fera un truc « plus tard », ça veut
dire dans les 3 à 5 jours, maximum. Elle doit l’avoir écrit dans sa
liste des trucs à faire dans son cahier-agenda-journal de je ne sais pas
quoi, là… Tandis que moi, j’ai un bête agenda offert par la maison, sur
lequel je n’écris pas grand-chose puisque mes journées de travail sont
toujours les mêmes, entre le standard, les contacts clients et
fournisseurs, les commandes et les réceptions de commande… Pas de quoi
en faire tout un plat, c’est une organisation pépère qui roule. Sauf
évènement particulier, bien sûr. Un évènement comme les 25 ans de
Schatelly & Crotrabuk, pompes funèbres de qualité, affiliées au
réseau Funéplus, depuis 1993.
Bon sang, ça non plus je ne m’en remets pas. Quand on s’appelle M. Schatelly et M. Crotrabuk et qu’on s’associe pour fonder une entreprise, utiliser ses patronymes comme nom d’enseigne, ça dénote ou bien d’un sens de l’optimisme incroyable ou bien d’un non-sens absolu en matière de marketing. Étant données les idées incroyables de mes employeurs pour les 25 ans de la boîte, j’opte plutôt pour la première option. Quand M. Crotrabuk est venu dans mon bureau m’annoncer « la bonne nouvelle », j’ai cru qu’il y avait une caméra cachée quelque part…
Bon sang, ça non plus je ne m’en remets pas. Quand on s’appelle M. Schatelly et M. Crotrabuk et qu’on s’associe pour fonder une entreprise, utiliser ses patronymes comme nom d’enseigne, ça dénote ou bien d’un sens de l’optimisme incroyable ou bien d’un non-sens absolu en matière de marketing. Étant données les idées incroyables de mes employeurs pour les 25 ans de la boîte, j’opte plutôt pour la première option. Quand M. Crotrabuk est venu dans mon bureau m’annoncer « la bonne nouvelle », j’ai cru qu’il y avait une caméra cachée quelque part…
« Typhaine, vous le savez, cet
anniversaire, c’est important ! L’occasion de faire la promotion de
notre entreprise tout en favorisant les contacts avec nos fournisseurs
et partenaires ! Alors nous allons organiser une grande fête, avec un
buffet et une tombola ! Nous comptons sur vous, nous savons à quel point
vous êtes investie dans votre travail chez nous, et votre efficacité
n’est plus à prouver » (là, j’ai vraiment cherché la caméra) « alors je
sais que vous aller faire un boulot formidable pour que cet anniversaire
soit une réussite ! »
C’est là que ça a dérapé. MM. Schatelly
et Crotrabuk sont vraiment persuadés que je sue sang et eau pour leur
donner satisfaction. J’ai fait tout mon possible pour me rendre
indispensable. D’ailleurs, je ne suis pas secrétaire ni standardiste,
non, ma fiche de poste indique : « chargée de missions », avec un ‘S’ à
missions, j’y tiens. Je suis une sorte de professionnelle multitâches à
laquelle tout le monde s’adresse dans la maison pour gérer tout et rien.
Surtout rien, d’ailleurs, mais je me garde bien de le leur dire. Je ne
vais pas dire que mon travail ne vaut rien, loin de là. Je travaille
vraiment. Je suis réellement efficace dans mon boulot. Mais je dois
avouer que, à bosser seule dans mon bureau, j’ai toujours fait à ma
sauce, et comme personne ne sait exactement en quoi consiste mon dur
labeur au quotidien, c’est facile de devenir indispensable. Ces demandes
qu’on me formule, je les règle en 5 minutes, parce que je sais comment
faire. Il suffirait que je leur explique comment se débrouiller tout
seuls pour qu’ils y arrivent eux aussi, mais je préfère leur faire
croire que j’y ai passé un quart d’heure et que ça m’a demandé beaucoup
d’efforts, question de pragmatisme. Pour continuer à bosser pépère chez
Schatelly & Crotrabuk, mieux vaut donner un poisson chaque jour à
mes collègues que leur apprendre à pêcher.
Bref, quand M. Crotrabuk m’a chargé d’organiser la fête d’anniversaire, j’ai commencé par parler heures supplémentaires. Normal. J’ai argumenté travail en plus, réorganisation des tâches, délais à respecter… Et mon cher patron, tout persuadé qu’il est que je suis le sérieux et la volonté personnifiés, s’est aussitôt dit qu’il me fallait de l’aide. « À évènement exceptionnel, organisation exceptionnelle ! »
Et paf, Élodie.
Bref, quand M. Crotrabuk m’a chargé d’organiser la fête d’anniversaire, j’ai commencé par parler heures supplémentaires. Normal. J’ai argumenté travail en plus, réorganisation des tâches, délais à respecter… Et mon cher patron, tout persuadé qu’il est que je suis le sérieux et la volonté personnifiés, s’est aussitôt dit qu’il me fallait de l’aide. « À évènement exceptionnel, organisation exceptionnelle ! »
Et paf, Élodie.
Elle a débarqué lundi dernier, jeune
intérimaire, pour les 4 semaines qui nous séparaient encore de LA fête.
Elle vient tous les matins, de 8h30 à 12h, pour « m’aider ». En gros,
elle s’occupe de l’organisation évènementielle afin de me décharger de
cette tâche, que je puisse me concentrer sur mon boulot habituel. Il ne
m’a fallu qu’une demi-journée pour lui expliquer le fonctionnement
général de la maison. Avec cinq personnes en tout dans la boîte, MM.
Schatelly et Crotrabuk compris, on n’a pas non plus un organigramme de
folie… Je lui ai expliqué qu’elle serait parfois amenée à me seconder
pour les tâches quotidiennes, comme répondre aux appels clients : « On
n’a qu’une seule ligne, que ce soit pour les clients ou pour les
partenaires commerciaux, faut juste faire attention à utiliser le ton de
voix approprié, si tu es tristouille au téléphone avec les
fournisseurs, c’est pas commercial, mais si tu es trop enjouée avec les
clients, ça craint, vu qu’ils appellent rarement chez nous pour le
plaisir, tu vois, alors même si t’as une super bonne nouvelle, tu évites
d’accueillir les familles éplorées avec la tête de celle qui a gagné au
loto ! » (Elle l’a écrit dans son cahier, sans rigoler). Je lui ai
montré les classeurs Excel et papier, la mise à jour des
contacts, le carnet d’adresses, on a listé ensemble les choses à faire
pour LA fête, et zou ! La première chose qu’elle a faite, c’est dégainer
son super gros cahier A5 à points (je ne savais même pas que ça
existait), pages numérotées, avec intercalaires déplaçables et index en
première page, et sa trousse d’écolière studieuse (qui contient 2 bics 4
couleurs : « tu vois, ça me fait 8 couleurs en tout, c’est pratique
pour s’organiser ! ») et elle a commencé à faire des listes. Liste des
fournisseurs à contacter, liste comparative des traiteurs pour le
buffet, liste des lots pour la tombola… Tout cela renvoie à d’autres
listes, à des ‘schémas heuristiques’ ou à des ‘arborescences
décisionnelles’ auxquelles je ne comprends rien, le tout est agrémenté
de jolies couleurs, voire même parfois de dessins et schémas qui,
apparemment, sont trèèèèèès importants pour son organisation…
Bref, je pense que si un jour elle perd
son cahier, elle fait une syncope. Ou elle investit dans un forfait «
plénitude » pour les obsèques de son fidèle compagnon de travail.
Je soupire. Le site des pages jaunes vient de me renvoyer à pas moins de trois occurrences pour les coordonnées du fournisseur.
Il va falloir que j’essaye les trois
numéros. Et je n’ai plus de café. Je me jette en arrière sur mon
fauteuil en pianotant sur le bureau. « Est-ce que ça va, Typhaine ? Tu
as l’air stressée.
– Non, ça va, Elodie, merci, un petit souci avec le fichier client…
– Oh, je comprends. J’imagine que ça ne doit pas être facile de tout gérer toute seule. Tu as l’air fatiguée en ce moment. Tu devrais te ménager des temps de pause, tu sais, ça te ferait du bien. Tu connais la méditation de pleine conscience ? Ou les zentangles, c’est chouette, les zentangles, regarde ! »
Et elle me montre une page de son super-cahier-de-la-mort où s’enchevêtrent des motifs géométriques hypnotisant.
« J’en fait un petit peu tous les jours, ça m’aide à me relaxer. Je te prête mon bouquin si tu veux, tu verras il est chouette, et je suis sûre que tu seras très douée ! Tu es tellement consciencieuse ! »
– Non, ça va, Elodie, merci, un petit souci avec le fichier client…
– Oh, je comprends. J’imagine que ça ne doit pas être facile de tout gérer toute seule. Tu as l’air fatiguée en ce moment. Tu devrais te ménager des temps de pause, tu sais, ça te ferait du bien. Tu connais la méditation de pleine conscience ? Ou les zentangles, c’est chouette, les zentangles, regarde ! »
Et elle me montre une page de son super-cahier-de-la-mort où s’enchevêtrent des motifs géométriques hypnotisant.
« J’en fait un petit peu tous les jours, ça m’aide à me relaxer. Je te prête mon bouquin si tu veux, tu verras il est chouette, et je suis sûre que tu seras très douée ! Tu es tellement consciencieuse ! »
Et le pire, c’est qu’elle le pense
vraiment. Cette fille a une capacité à toujours voir la vie en rose,
c’est épatant. Et un peu flippant aussi. Mais soit. En attendant, elle
abat un travail phénoménal, et si sa gentillesse sirupeuse et son
dynamisme épuisant n’étaient pas aussi horripilants, je la trouverais
presque sympathique, dis donc… Bon. Encore un coup de fil et j’ai fini
ma journée. Il me restera peut-être un peu de temps pour faire un brin
de shopping en ligne… *ding* fait ma messagerie. Je consulte le nouveau message.
De : elodie@schatelly-crotrabuk.fr Objet : pour te ressourcer ! ;) PJ : « 3 minutes de méditation par jour » (fichiers audio) et « le zentangle en 6 semaines » (PDF)
Bon.
Je vais m’acheter un bic 4 couleurs, moi…
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