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jeudi 20 juin 2013

[#VisMaVied'Ortho] Séquence émotion... S comme Sophie.

Appelons là Sophie.
Elle a 20 ans, un sourire à la fois timide et éclatant, des yeux qui regardent toujours par terre mais qui, parfois, se fichent droit dans les tiens avec un air de défi, des ongles rongés et des doigts qui se tordent sans cesse sous le bureau.
Sophie est venue me voir aujourd'hui. Comme ça. Une occasion de revoir son orthophoniste d'il y a longtemps, elle a sauté sur l'occasion. Et moi, quand j'ai ouvert pour mon petit patient de 15h et que je l'ai trouvée sur le pas de la porte, j'ai eu un gros boum dans la tête, le cœur, le ventre. L'envie très forte de la serrer dans mes bras. Elle a eu son regard étrange habituel, un demi sourire, le rose aux joues. Nous sommes restées quelques instants comme ça, l'air un peu  bête, et puis elle est entrée.
Elle s'est installée dans la cuisine de mon bureau, en face d'une consœur orthophoniste qui passait là elle aussi, j'ai fait chauffer du thé, on a papoté.
Sophie, la première fois que je l'ai vue, je m'en souviens encore. C'était mon tout premier bilan. Ça marque. Et puis Sophie, elle marque aussi... Parce qu'elle est marquée, au fer rouge des enfants-qui-n'ont-pas-de-bol-dans-la-vie, baladée de foyers en familles d'accueil depuis qu'elle avait été retirée de sa famille maltraitante. Et c'est pas peu dire qu'elle était maltraitante, cette famille qui n'en était pas une... Sophie à 6 ans n'était jamais allée à l'école. Elle dormait dans l'écurie, avec les chevaux. Hélas, elle n'y dormait pas seule : son père, son grand-père venaient souvent la voir pendant la nuit. Je ne te fais pas de dessin... Elle avait 6 ans. 6 ans, putain de bordel de merde. Je ne vois pas comment ne pas être grossière, ne pas avoir envie de hurler, de casser quelque chose. Encore aujourd'hui j'ai le cœur qui accélère et les poings qui se ferment tout seuls quand j'y pense.
Sophie s'est retrouvée en foyer d'accueil d'urgence, puis en famille d'accueil, elle ne parlait presque pas, et si mal, alors son éducatrice référente me l'a amenée en bilan. Parce que "bon, vous comprenez, faut qu'elle parle, sinon elle ne pourra pas témoigner au procès". Tu parles d'un bel objectif de rééducation...
Pendant l'entretien, Sophie dessinait, tranquille dans son coin, sans dire un mot. Et puis elle m'a montré son dessin. Un énorme pénis rouge entouré de gribouillis. J'ai bafouillé le seul truc qui me permettait de faire diversion : "Euh, pourquoi tu n'as utilisé que du rouge ?" "Parce que ça saigne" m'a-t-elle répondu avec son petit filet de voix de rien du tout.
Quand elle est sortie de mon bureau ce jour là, la main dans celle de son éduc', j'ai vomi.
Et elle est là, ma Sophie. J'ose le possessif, parce que Sophie, c'est Sophie, c'est comme ça. On m'a reproché d'être trop attachée à elle, de déborder de mon rôle d'orthophoniste. Je ne le nie pas, je l'assume, et avec le recul, j'en suis fière. Lui refuser cette affection qu'elle réclamait si fort, ça aurait été cruel. Et comment faire autrement quand une gamine de 8 ans alors te dit "y'a que toi qui t'en fous pas" et te demande de l'aider ? Alors oui, je lui ai écrit des cartes postales de vacances, je l'ai appelée pour son anniversaire, je l'ai accompagnée au tribunal. Et tant pis si ça n'était pas professionnel. C'était humain.
Bref, ma Sophie est là, assise dans mon bureau. Elle me raconte sa vie d'aujourd'hui, sa famille d'accueil, son attente pour rentrer en CAT, son petit copain aussi... Je suis épatée, ébahie, heureuse de voir ce petit bout de femme debout, si forte, si pleine de vie, qui se construit malgré tout ce qu'elle a vécu et subit.
Elle parle avec des phrases courtes, ponctuées d'onomatopées et de mimiques qui transforment tout son visage, elle est d'une expressivité touchante alors qu'elle dit si peu de mots. Elle dit "truc", "machin" et "chais-pas-quoi" à tout bout de champ, mais l'essentiel est dit.
Mon téléphone sonne. Je les abandonne, ma Sophie et ma consœur, et je vais répondre en vitesse. Je raccroche et je les entends :
- Ça fait longtemps que tu connais Séco ?
- Chais pas. J'étais p'tite. Mais en vrai ça fait toute ma vie.
- Elle compte pour toi, dis donc.
- ... Plus que ma famille.
Paf. Larmes aux yeux. Je respire un grand coup avant de les rejoindre.
Pendant des années, Sophie est venue me voir. Une fois par semaine, deux fois, parfois une fois tous les 15 jours, et puis des pauses, des reprises... Un long fil tendu entre elle et moi, un peu élimé par endroit, épais comme une corde à d'autres. Jamais vraiment coupé. Elle a changé de famille d'accueil, plusieurs fois. Elle a changé d'établissement scolaire aussi. Jamais d'orthophoniste. Alors oui, ça compte, pour moi aussi.
Elle me dit qu'elle va bientôt revoir ses frères et sœurs. "Je suis prête maintenant. C'est moi j'ai demandé. Y z'ont dit ok." Pas un mot sur ses parents. Sa mère ? Disparue, plus aucune trace depuis longtemps. Son père ? En prison, et pour longtemps. Ma Sophie est un électron libre, elle gravite comme elle peut autour de noyaux qui ne l'intègrent jamais vraiment.
Elle fait sa vie, son bout de chemin, elle choisit ses attaches et distribue ses sourires avec parcimonie.
J'en ai cueilli quelques uns cet après-midi, des fleurs plus précieuses qu'une orchidée rare à mes yeux.
Elle m'a donné son adresse. M'a fait jurer de lui écrire. M'a promis qu'elle répondrait. Et ça, pour une Sophie comme celle-là, c'est pas rien, crois-moi.
Sophie est repartie. Avant de passer la porte, elle s'est retournée vers moi, et je l'ai serrée dans mes bras. Très fort. Nous avions toutes les deux les yeux un peu plus brillants que d'habitude.

Oui, je sais, c'est pas professionnel.
Tu sais quoi ? Je m'en moque.
Sophie va bien. Tout le reste, c'est du flan.
J'aime mon métier. J'aime vraiment mon métier.

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