Appelons
là Sophie.
Elle
a 20 ans, un sourire à la fois timide et éclatant, des yeux qui
regardent toujours par terre mais qui, parfois, se fichent droit dans
les tiens avec un air de défi, des ongles rongés et des doigts qui
se tordent sans cesse sous le bureau.
Sophie
est venue me voir aujourd'hui. Comme ça. Une occasion de revoir son
orthophoniste d'il y a longtemps, elle a sauté sur l'occasion. Et
moi, quand j'ai ouvert pour mon petit patient de 15h et que je l'ai
trouvée sur le pas de la porte, j'ai eu un gros boum dans la tête,
le cœur, le ventre. L'envie très forte de la serrer dans mes bras.
Elle a eu son regard étrange habituel, un demi sourire, le rose aux
joues. Nous sommes restées quelques instants comme ça, l'air un
peu bête, et puis elle est entrée.
Elle
s'est installée dans la cuisine de mon bureau, en face d'une consœur orthophoniste qui passait là elle aussi, j'ai fait chauffer
du thé, on a papoté.
Sophie,
la première fois que je l'ai vue, je m'en souviens encore. C'était
mon tout premier bilan. Ça marque. Et puis Sophie, elle marque
aussi... Parce qu'elle est marquée, au fer rouge des
enfants-qui-n'ont-pas-de-bol-dans-la-vie, baladée de foyers en
familles d'accueil depuis qu'elle avait été retirée de sa famille
maltraitante. Et c'est pas peu dire qu'elle était maltraitante,
cette famille qui n'en était pas une... Sophie à 6 ans n'était
jamais allée à l'école. Elle dormait dans l'écurie, avec les
chevaux. Hélas, elle n'y dormait pas seule : son père, son
grand-père venaient souvent la voir pendant la nuit. Je ne te fais
pas de dessin... Elle avait 6 ans. 6 ans, putain de bordel de merde.
Je ne vois pas comment ne pas être grossière, ne pas avoir envie de
hurler, de casser quelque chose. Encore aujourd'hui j'ai le cœur qui
accélère et les poings qui se ferment tout seuls quand j'y
pense.
Sophie
s'est retrouvée en foyer d'accueil d'urgence, puis en famille
d'accueil, elle ne parlait presque pas, et si mal, alors son
éducatrice référente me l'a amenée en bilan. Parce que "bon,
vous comprenez, faut qu'elle parle, sinon elle ne pourra pas
témoigner au procès". Tu parles d'un bel objectif de
rééducation...
Pendant
l'entretien, Sophie dessinait, tranquille dans son coin, sans dire un
mot. Et puis elle m'a montré son dessin. Un énorme pénis rouge
entouré de gribouillis. J'ai bafouillé le seul truc qui me
permettait de faire diversion : "Euh, pourquoi tu n'as utilisé
que du rouge ?" "Parce que ça saigne" m'a-t-elle
répondu avec son petit filet de voix de rien du tout.
Quand
elle est sortie de mon bureau ce jour là, la main dans celle de son
éduc', j'ai vomi.
Et
elle est là, ma Sophie. J'ose le possessif, parce que Sophie, c'est
Sophie, c'est comme ça. On m'a reproché d'être trop attachée à
elle, de déborder de mon rôle d'orthophoniste. Je ne le nie pas, je
l'assume, et avec le recul, j'en suis fière. Lui refuser cette
affection qu'elle réclamait si fort, ça aurait été cruel. Et
comment faire autrement quand une gamine de 8 ans alors te dit "y'a
que toi qui t'en fous pas" et te demande de l'aider ? Alors oui,
je lui ai écrit des cartes postales de vacances, je l'ai appelée
pour son anniversaire, je l'ai accompagnée au tribunal. Et tant pis
si ça n'était pas professionnel. C'était humain.
Bref,
ma Sophie est là, assise dans mon bureau. Elle me raconte sa vie
d'aujourd'hui, sa famille d'accueil, son attente pour rentrer en CAT,
son petit copain aussi... Je suis épatée, ébahie, heureuse de voir
ce petit bout de femme debout, si forte, si pleine de vie, qui se
construit malgré tout ce qu'elle a vécu et subit.
Elle
parle avec des phrases courtes, ponctuées d'onomatopées et de
mimiques qui transforment tout son visage, elle est d'une
expressivité touchante alors qu'elle dit si peu de mots. Elle dit
"truc", "machin" et "chais-pas-quoi" à
tout bout de champ, mais l'essentiel est dit.
Mon
téléphone sonne. Je les abandonne, ma Sophie et ma consœur, et je
vais répondre en vitesse. Je raccroche et je les entends :
-
Ça fait longtemps que tu connais Séco ?
-
Chais pas. J'étais p'tite. Mais en vrai ça fait toute ma vie.
-
Elle compte pour toi, dis donc.
-
... Plus que ma famille.
Paf.
Larmes aux yeux. Je respire un grand coup avant de les rejoindre.
Pendant
des années, Sophie est venue me voir. Une fois par semaine, deux
fois, parfois une fois tous les 15 jours, et puis des pauses, des
reprises... Un long fil tendu entre elle et moi, un peu élimé par
endroit, épais comme une corde à d'autres. Jamais vraiment coupé.
Elle a changé de famille d'accueil, plusieurs fois. Elle a changé
d'établissement scolaire aussi. Jamais d'orthophoniste. Alors oui,
ça compte, pour moi aussi.
Elle
me dit qu'elle va bientôt revoir ses frères et sœurs.
"Je suis prête maintenant. C'est moi j'ai demandé. Y z'ont dit
ok."
Pas un mot sur ses parents. Sa mère ? Disparue, plus aucune trace
depuis longtemps. Son père ? En prison, et pour longtemps. Ma Sophie
est un électron libre, elle gravite comme elle peut autour de noyaux
qui ne l'intègrent jamais vraiment.
Elle
fait sa vie, son bout de chemin, elle choisit ses attaches et
distribue ses sourires avec parcimonie.
J'en
ai cueilli quelques uns cet après-midi, des fleurs plus précieuses
qu'une orchidée rare à mes yeux.
Elle
m'a donné son adresse. M'a fait jurer de lui écrire. M'a promis
qu'elle répondrait. Et ça, pour une Sophie comme celle-là, c'est
pas rien, crois-moi.
Sophie
est repartie. Avant de passer la porte, elle s'est retournée vers
moi, et je l'ai serrée dans mes bras. Très fort. Nous avions toutes
les deux les yeux un peu plus brillants que d'habitude.
Oui,
je sais, c'est pas professionnel.
Tu
sais quoi ? Je m'en moque.
Sophie
va bien. Tout le reste, c'est du flan.
J'aime
mon métier. J'aime vraiment
mon métier.
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