Et bien pas du tout.
Restons pragmatique : mes connaissances technologiques s'arrêtent à la télécommande de la télévision.
Ce qui est déjà bien au dessus des compétences actuelles de Monsieur Wernické, qui ne s'appelle évidemment pas comme ça mais qui souffre d'une aphasie de Wernické bien cognée et que je vais voir toutes les semaines à l'EHPAD pour essayer de l'aider avec tous ces mots qui se précipitent dans sa caboche.
Monsieur Wernické est en EHPAD donc, depuis quelques années. Il est dans une unité protégée, c'est à dire l'unité de la maison de retraite où on installe toutes les personnes qui perdent un peu la boule et qui risquent de se perdre, ou de fuguer, ou les deux. Du coup, dans cette unité, tu croises souvent des petites mamies toutes mignonnes qui te disent trois fois bonjour en cinq minutes, des aides-soignantes qui te demandent si tu n'aurais pas vu Monsieur Untel parce qu'il n'est pas dans sa chambre (il a du se tromper de porte encore une fois et aller faire sa sieste dans le lit d'un autre résident...), ou encore parfois des madames toutes nues qui cherchent la douche, ce qui ne serait pas un problème dans un EHPAD naturiste, mais je n'en connais pas (et ça fait un choc la première fois quand même...). Du coup aussi, pour entrer et sortir de cette unité, tu dois sonner pour qu'une infirmière vienne t'ouvrir la porte fermée à clé, ça a un petit côté Prison Break très funky.
Et là, d'ailleurs, me viennent en tête des images de papys et mamies qui tentent une évasion en déambulateurs, j'en rigole toute seule, ouh, c'est mal...
Bref. Revenons à Monsieur Wernické. Il a 87 ans et plus toutes ses dents, une petite chambre claire où la télé trône en face du lit médicalisé, un caractère de cochon et la langue bien pendue malgré l'aphasie. C'est d'ailleurs tout le souci des patients avec une aphasie de Wernické : ça, pour causer, ils causent ! On n'y comprend rien, mais ça ne les arrête pas. Quoique Monsieur Wernické a déjà franchi une étape : il ne nous noie plus dans un déluge de mots, non, il en est au stade où il construit de belles phrases dans lesquelles se glissent des mots inventés, très jolis et poétiques, là n'est pas le problème, mais juste tu ne comprends pas ce que ça veut dire. Et quand tu ne le comprends pas, Monsieur Wernické s'énerve (non mais sans rire, elle est trop nulle cette ortho !), mais ça aussi ça va un peu mieux. De plus en plus, il reprend dans son discours les mots que tu as travaillés avec lui, il construit un peu mieux ses récits et ne s'enferme plus dans ses tournures de phrases automatiques qui ne veulent pas dire grand chose, à base de "Ah la la ma p'tite dame, c'est comme ça, que voulez-vous !" ou "Oui, oh, enfin, hein, c'est bien, c'est bien, on rigole !" (ah oui, qu'est-ce qu'on se marre dis donc !).
Mais Monsieur Wernické, quand même, il n'est pas à prendre avec des pincettes. S'il a décidé que non, il ne fera pas ce que tu lui proposes, alors c'est un non catégorique, et c'est pas la peine d'insister. Et parfois, il a décrété que travailler, c'est nul et ça sert à rien, qu'il en a marre et qu'il ne veut plus te voir même si "ah la la ma p'tite dame, z'êtes bien gentille mais voilà, voilà, hein ?!"
Voilà.
Et puis un jour, la technologie vient à ton secours.
Parce qu'un matin, je trouve monsieur Wernické très énervé dans sa petite chambre. C'était noté d'ailleurs dans le dossier centralisé que je consulte en arrivant à l'EHPAD : "agité et désorienté, se met vite en colère, propos incompréhensibles". Bon. Je rentre dans sa chambre avec ma wonder-stagiaire, et il nous accueille avec un "Ah ben tiens, vous voilà ! Ah, ça va pas, moi j'vous l'dit, ça va pas du tout !" et le voilà parti dans une logorrhée où j'essaye tant bien que mal de pêcher un indice... Bon. Je sens que ça ne va pas être facile. Et puis petit à petit, wonder-stagiaire et moi comprenons qu'il parle d'un truc en rapport avec la télévision. On cherche, on creuse, on pose des questions : ça se confirme. La télévision de Monsieur Wernické a un problème. Et ça, c'est un peu le début de la grande catastrophe pour Monsieur Wernické, ce qui est normal vu le temps qu'il passe à la regarder, ou à s'endormir devant, bercé par le blabla volume 24.
Soit, on n'arrivera pas à travailler avec lui tant que le souci ne sera pas réglé, attaquons-nous donc à la télé. "Ça va pas, ça va pas, y'a rien là !" nous explique-t-il. Je redoute la quête infaisable... Faut quand même savoir que quand j'arrive, Monsieur Wernické éteint sa télé, et que s'il ne s'en sort pas avec la télécommande (Qu'est-ce qu'il y en a des boutons là dessus ! Et qu'est-ce qu'ils sont petits !), alors il tire d'un coup sec sur le câble d'alimentation avant que j'ai le temps de réagir, et paf, ça l'éteint... Simple, rapide, efficace, certes. Et un rien violent quand même.
Et hop ! J'éteins la télé ! |
Et tout à coup, la révélation : et si on montait le son ? Le volume était à 18 (ce qui n'est déjà pas mal, je t'assure), on le monte à 24 (ouille mes oreilles) et là, enfin, le visage de Monsieur Wernické s'éclaire. Sans doute excédée par le bruit si fort, une aide-soignante avait du passer baisser le son alors qu'il dormait, et il n'arrivait pas à le remettre tout seul, il n'arrivait pas non plus à demander de l'aide ni à expliquer ce qui n'allait pas. Et hop, l'ortho-qui-l'enquiquine et sa stagiaire ont résolu le problème ! Hallelujah ! Grand sourire de retour, Monsieur Wernické nous est tellement reconnaissant qu'il accepte de travailler avec mon imagier... Ouf !
La réussite d'une séance tient à peu de choses...
Ma stagiaire et moi, à la fin de la séance. |