Ça va bien 5 minutes d'aborder des sujets polémiques comme les amigurumis ou les bijoux en fil de fer, mais y'a des jours où j'ai envie d'un peu plus de légèreté sur ce blog.
Alors aujourd’hui, parlons politique et religion.
Hier, c'était l'Aïd al-Adha. Du coup, la plupart de mes patients musulmans n'est pas venue.
Faut s'y attendre, nous, on ne bosse pas à Noël. Personne ne se pose de question à ce sujet. Les musulmans non plus, ils ne se posent pas la question de savoir s'ils vont fêter l'Aïd al-Adha ou pas. Donc, le jour de la fête, ils ne pensent pas forcément à appeler l'orthophoniste pour annuler le rendez-vous.
Certes, c'est rageant.
Mais le souci, là, c'est pas l'Aïd, c'est le non respect des règles élémentaires de courtoisie et de politesse qui régissent les prises de rendez-vous réguliers.
Bref...
Dans mon agenda, tous les jours importants, de toutes les religions et de tous les pays, sont indiqués. Et j'essaye d'en tenir compte. A condition, bien sûr, qu'on se prévienne mutuellement, mes patients et moi.
Hier, donc, 2 patients ont annulé pour l'Aïd. Il y a quelques temps, un de mes patients avait annulé pour pouvoir assister à une Baar-Mitsva (ch'ais même pas comment ça s'écrit !) dans sa famille (il devait prendre la route le vendredi soir, au moment de notre rendez-vous).
Ils me préviennent, m'expliquent leurs raisons, si c'est important pour eux, je n'ai pas à le juger. Même si parfois ça ne m'arrange pas, même si je constate que leurs choix ne vont pas dans le sens du projet thérapeutique et des besoins du patient, même si...
Je me dis que c'est un choix personnel et le plus souvent réfléchi, que de toute façon, pour ceux qui en abusent, on ne peut pas aider les gens contre leur gré et enfin, que je n'ai pas grand chose à dire, moi qui m'accorde une journée off à mon anniversaire !
-enfin, quand je ne bossais qu'en libéral, car curieusement mon employeur n'avait pas l'air d'accord...-
Et ça ne se passe pas si mal que ça, finalement...
Entendons-nous bien : je ne cherche pas à convaincre qui que ce soit de faire comme moi, pas plus que je ne critique ceux qui font autrement. Je ne fais que raconter mon expérience. Je préfère le préciser, des fois qu'ici aussi la discussion s'enflamme comme sur les forums de discussion de Phildar et Tricotin (l'Agora de JoL, à côté, c'est bisounours-land).
Il y a foooort longtemps dans un lointaaaaain pays (genre il y a 4 ans dans mon précédent cabinet d'orthophonie), j'avais un patient dont la rééducation ne se passait pas très bien.
Le hic, c'est que le courant ne passait pas super, super avec ce monsieur Portugais qui portait un implant cochléaire.
Je te fais l'historique et l'anamnèse en vitesse : arrivé en France pour travailler dans le bâtiment il y a une vingtaine d'année, il s'est défoncé l'audition à coup de marteau-piqueur sans protection, et le voilà, à 50 ans et quelques rides, coincé dans un bureau avec une orthophoniste qui lui explique qu'il va devoir réapprendre à entendre avec cet implant bizarre qui lui donne l'impression qu'un chat miaule dans sa tête. Ces miaulements, ce sont les sons autour de lui qui cherchent une place dans les méandres du nerf auditif pour qu'il capte quelque chose de ce qui l'entoure. Quoi ? Ces bruits de scie égoïne, ces feulements de bête sauvage ?! C'est pas possible... On lui avait dit qu'il réentendrait, mais pas qu'il réentendrait "ça". Plus d'une fois, il se prend la tête entre les mains et débranche son implant. Et, en face de lui, cette orthophoniste qui lui explique que c'est long, que c'est normal, qu'il va y arriver... Mais qu'est-ce qu'elle y comprend, elle ? Tout ce qu'il comprend, là, c'est qu'il est handicapé. Han-di-ca-pé. Ça claque, ce mot, et ça fait mal. Il se sent inutile, un boulet. Alors il reste là, le visage fermé, le regard dur. Sa rancœur se déplace sur l'orthophoniste, qui dit des mots qu'il ne comprend pas, qui lui montre des images, comme s'il était un gosse, qui lui demande de montrer ci, et ça, et qui répète, répète, répète inlassablement les mêmes choses pour que ça veuille enfin dire quelque chose pour lui...
Et l'ortho, qu'est-ce qu'elle en dit ? Bah... J'aimerais pouvoir dire que j'ai tenu le rôle de la gentille professionnelle pleine de patience et de douceur, qui tient bon et qui apprivoise petit à petit son patient récalcitrant, qui déploie des trésors d'imagination et d'attention pour que la confiance émerge enfin...
Mais bernique.
J'ai juste eu du bol. Le genre de concours de circonstances qui fait que, paf, une étincelle et... Non, ça ne s'embrase pas, faut pas exagérer non plus, mais enfin le petit bois prend, et on se sent d'attaque pour ajouter une bûche, tout doucement.
L'étincelle ? Ma flemme. Un peu. Et le jour de la fête nationale portugaise.
Parce que voilà, Monsieur Patient est Portugais. Avec la nationalité française, OK, mais quand même. Il se définit comme en exil. J'imagine son appartement avec une bouteille de vino verde sur la table où l'on mange des sardines grillées en écoutant du Fado. Je ne suis pas à un stéréotype près, je sais.
N'empêche que la semaine prochaine, le jour de notre rendez-vous tombe le 10 juin, et c'est aussi le jour de la fête nationale portugaise, me dit mon agenda.
Moi, j'y vois l'occasion de lui... De NOUS* accorder un peu de repos, et puis y'a pas de raison : je ne bosse pas le 14 juillet, alors après tout pourquoi lui devrait-il venir en séance ce jour-là ?
(* oui parce que bon, voilà, un patient qui te fait la tronche tout le temps, ben quand t'as une occasion de sauter une séance... Oui, je sais je vais me flageller de ce pas)
Il a eu l'air surpris, Monsieur Patient. Je crois qu'au début, il a cru que je me moquais de lui. Et puis il a souri, et il m'a dit merci, et à dans 15 jours, alors. Une poignée de main ferme, mais cette fois-ci, un petit sourire. Tout petit. Je prends quand même ! Je lui souhaite "bonne fête" ! Il le devine sur mes lèvres plus qu'il ne l'entend,il sourit un peu plus, et me dit merci.
Voilà.
La séance suivante, on a parlé de la fête nationale, de mes idées reçues (mais quand même, c'est vrai qu'il aime bien le vino verde), de la culture portugaise.
Les semaines qui suivent, il me parle de Luís Vaz de Camões [le 10 juin, c'est l'anniversaire de sa mort - toi aussi instruis-toi en lisant des blogs ! -], poète qu'il adore.
Au fil des séances, il s'ouvre, se raconte, et m'autorise enfin à entrer dans son monde.
La confiance qui s'installe petit à petit nous fait avancer : j'adapte les supports de travail, il amène ses idées et ses envies. Petit à petit, nous construisons ensemble son audition nouvelle.
Un jour, il est venu me lire un poème du "Camoëns", en portugais, parce que "c'est tellement plus joli à entendre en portugais qu'en français".
Oui.
Monsieur Patient trouve à nouveau qu'il y a de jolies choses à entendre.
Je n'ai pas retrouvé le poème en question, juste celui-ci, mais même en Français, ça le fait.
Profite.
Lis-le à voix haute.
Écoute comme c'est beau, d'entendre.
"Amor é fogo que arde sem se ver" de Luís Vaz de Camões.
- L'amour est un feu qui brûle sans se voir;
- Est une blessure qui fait mal mais ne se ressent pas;
- Est un contentement mécontent;
- Est une douleur qui rend fou sans faire mal;
- Est un non vouloir plus que bien vouloir;
- Est être solitaire parmi des gens;
- Est ne jamais se contenter d'être content;
- Est un soin qui se gagne en le perdant;
- Est vouloir être emprisonné par sa propre volonté;
- Est servir celui qui vainc, le vainqueur;
- Est avoir pour qui nous tue de la loyauté;
- Mais comment peut-il causer, s'il vous plait;
- Dans les cœurs humains l'amitié;
- Si tant contraire à lui-même est ce même amour ?
Je ne sais pas pourquoi, sur beaucoup de ses représentations "Le Camoëns" a un œil fermé. Si ça se trouve, il nous fait un clin d’œil à travers les âges, à Monsieur Patient et moi. |
Tu sais quoi ? La poésie n'est peut-être pas soluble dans la liqueur de violette, mais elle est magique.
Et j'aime vraiment mon métier.