Parce que je sais pas faire, et que je n'ai jamais fait, et que les deux sont liés et s'entretiennent.
Mais quand t'es la seule orthophoniste à 42 lieux à la ronde, tu fais comment ?
Ben voilà, tu fais quand même... Parce que c'est toi ou rien, et que quand même, tu ne vaux pas moins que rien, si ?
Une infirmière t'appelle et te supplie de prendre en charge un de ses patients qui sort de l'hôpital et ne peut plus parler. Parce qu'il n'a plus de cordes vocales. Et plus de larynx non plus. Et pas de rendez-vous avec un collègue orthophoniste avant tellement loin que ça en est indécent. Alors tu pousses les murs de ton emploi du temps surbooké, tu attrapes ta frousse, tu la roules en boule dans un coin du bureau, et tu le rencontres, ce monsieur, vite !
Le week-end suivant tu cherches dans tes cartons tes cours de 3ème année. Tu remercies ton sens aigu du rangement (que d'aucun appellent de la maniaquerie, bande de jaloux !) qui te permet de remettre la main dessus au bout de 3 boîtes à archives seulement, puis tu maudis ton écriture patte-de-mouche représentative de ta grande période bleue pré-professionnelle (que d'aucun appellent des pattes-de-mouches illisibles, bande de... Ouais, bon !) qui t'obligent à loucher sur tes fiches bristol. Tu relis tout. Même les schémas pourris et à moitié effacés que tu connais par cœur. Puis tu retournes tes étagères pour retrouver tes bouquins sur le sujet. Tu n'en trouves qu'un seul. Il est nul. Tu le lis quand même. Tu appelles en renfort tes coporthos sur le groupe facebook. Il y en a une qui te suggère d'aller sur un groupe dédié à la prise en charge des laryngectomisés. Tu vas voir sur le groupe en question. Tu lis un message. Tu ne comprends rien. Tu lis les commentaires. Tu ne comprends rien non plus. Tu te sens nulle. Tu te dis que tu ne vas jamais y arriver. Que finalement, rien, c'est peut-être moins pire... Tu te rappelles d'un document PDF que tu avais lu sur le sujet il y a loooongtemps, mais tu n'arrives pas à mettre la main dessus. Tu appelles à nouveau tes coporthos à l'aide. Elles te retrouvent le doc en question, et t'encouragent en prime. Tu échanges quelques messages privés avec des consoeurs qui te disent que ça va bien se passer. Tu décides de les croire.
Le jour des rendez-vous, tu stresses encore plus que le jour des partiels de neurologie de 1ère année (M. Rousseau, je me rappelle très bien de vous : vous êtes détrôné. Et c'était pas gagné !).
Tu inspires, tu expires, tu ouvres la porte de ton bureau et entre dans
Monsieur Chuchotis a un regard très doux. Il sort tous ses papiers, les comptes-rendus de l'hôpital, l'ordonnance, les radios, le petit mot de l'infirmière... Tout est bien rangé dans des chemises colorées, le tout classé dans une grosse pochette à rabats. Il sourit. Répond à toutes mes questions en chuchotant. J'ai du mal à ne pas fixer la canule, ce trou dans le cou qui siffle au rythme de sa respiration et recouvre le plus souvent ses chuchotements...
Je commence par lui demander ce qu'il sait de cette opération qui lui a volé la voix pour mieux chasser le crabe immonde. Je suis toujours surprise de voir à quel point nos patients sont peu informés de ce qu'on leur fait subir... Monsieur Chuchotis ne déroge pas à la règle.
Je sors mes feutres de toutes les couleurs, et gribouille un schéma. Splendide, ce schéma, j'en suis très fière. J'y mets tout mon cœur. Parce que là, ça va, je sais ce que je fais !
Là, avant l'opération : le passage de l'air, les cordes vocales, les poumons... Là, après l'opération : la grande déviation et l'ouverture du cou, l'absence de cordes vocales, la voix mutilée.
Monsieur Chuchotis est très attentif. Il suit du doigt le parcours de l'air de ses poumons jusqu'à sa bouche, avant. Le chemin des mots envolés. La balade de sa voix perdue. Il aimerait pouvoir soupirer, je crois, à voir ses épaules qui s'affaissent d'un coup. Il relève les yeux et il me sourit, il me regarde et il attend la suite.
La suite : apprendre à parler sans cordes vocales, apprendre à injecter de l'air dans l’œsophage, "juste là, regardez...", une flèche sur le schéma, apprendre à laisser cet air ressortir en vibrant, un son à contrôler, à moduler, pour parler à nouveau. Oui, nous allons parler en éructant. Pas vraiment en rotant. La nuance est subtile, certes, mais on va éviter l'aérophagie, d'accord ?
Monsieur Chuchotis est très attentif. Il suit du doigt le parcours de l'air de ses poumons jusqu'à sa bouche, avant. Le chemin des mots envolés. La balade de sa voix perdue. Il aimerait pouvoir soupirer, je crois, à voir ses épaules qui s'affaissent d'un coup. Il relève les yeux et il me sourit, il me regarde et il attend la suite.
La suite : apprendre à parler sans cordes vocales, apprendre à injecter de l'air dans l’œsophage, "juste là, regardez...", une flèche sur le schéma, apprendre à laisser cet air ressortir en vibrant, un son à contrôler, à moduler, pour parler à nouveau. Oui, nous allons parler en éructant. Pas vraiment en rotant. La nuance est subtile, certes, mais on va éviter l'aérophagie, d'accord ?
Bon. Autant jouer franc jeu tout de suite.
J'explique à Monsieur Chuchotis que moi, injecter de l'air pour faire vibrer l’œsophage, je ne sais pas faire. Que ça me met mal à l'aise de lui demander de faire quelque chose que je suis incapable de lui montrer. Mais qu'on va essayer tous les deux, et, tiens, si on pariait ? Le premier des deux qui arrive à dire un mot en voix œsophagienne offre des chocolats à l'autre, ça marche ? Monsieur Chuchotis rigole en silence, il est d'accord. J'en rajoute et lui explique qu'il part avec un avantage : normalement, il devrait être plus motivé que moi, et puis c'est plus facile de contrôler ses injections quand on n'a plus l'arrivée d'air par les poumons dans le larynx. Oui, oui, sans rire, je suis en train d'expliquer à Monsieur Chuchotis qu'il a un super avantage, avec son larynx en moins ! Ah, bravo l'ortho ! Monsieur Chuchotis ne semble pas réaliser l'énormité que je viens de dire. Il sourit toujours autant, plus, même. Et puis il me chuchote : "Vous savez, y'a des trucs que j'arrive déjà un peu à faire, parce que je sais roter sur commande, alors c'est un peu pareil mais moins loin dans le tuyau, et je sais faire ça..."
Et là, Monsieur Chuchotis me récite l'alphabet des voyelles en éructant de fort belle manière.
Ouep. Tranquille. Un A, un E, un I, un O et un U, parfaitement reconnaissables même si le son est très court.
J'en reste sans voix.
Comme ça, on est deux.
Monsieur Chuchotis me fait un immense sourire et me chuchote :
"Moi, je préfère le chocolat noir".
Il y a des prises en charge que je n'aime pas du tout, du tout.
Parce que je sais pas faire, et que je n'ai jamais fait, et que les deux sont liés et s'entretiennent.
Mais là, je crois que je vais apprécier. Et apprendre.
...
Et acheter une boite de chocolats noirs vite fait.
PS : ah, tiens, je ne suis pas la seule !
Merci Orthostyle !
Merci Orthostyle !
Merci... <3
RépondreSupprimerTrès beau témoignage ! Quand deux personnes sont de bonne volonté et partagent le même objectif, la noirceur de l'appréhension s'efface rapidement devant la lumière de la complicité naissante. Je comprends cependant tes craintes initiales ! Hersinn
RépondreSupprimerMerci pour cette anecdote!!!
RépondreSupprimerQuel fou rire!
C'est très touchant. J'espère que la relation et la rééducation ont continué sur le même mode.
RépondreSupprimerSuper ce témoignage, très touchant. Et j'apprécie ta franchise... Cela a du encourager plus d'un(e) ;-)
RépondreSupprimerSuper ce témoignage, très touchant. Et j'apprécie ta franchise... Cela a du encourager plus d'un(e) ;-)
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