jeudi 22 mai 2014

Les informations préoccupantes et les signalements - note sérieuse !

Ma "petite" note d'hier soir a soulevé pas mal d'interrogations auprès de mes gentils lecteurs, et tout particulièrement auprès de mes confrères-zet-soeurs : comment fait-on un signalement ? Quel est le numéro du juge pour enfant ? Quand est-ce qu'on sait si on doit faire un signalement ou pas ? C'est quoi la différence entre un signalement et une info préoccupante ? La poésie est-elle soluble dans la liqueur de violette ? (ah, on me souffle dans l'oreillette que pour la dernière, osef-Joseph, tu craques Séco).
Reprenons... Je ne souhaite à personne de devoir un jour accomplir ce genre de démarche, mais on ne choisit pas, et quand on se retrouve au pied du mur autant avoir le mode d'emploi du planté de grappin ou de la mise en place de l'échelle.
Donc profitons de mon blog pour être sérieux deux minutes et comprendre quelque chose à ce formidable schmilblik.
En fait, ça n'est pas compliqué, mais quand on est en situation de stress, on n'a pas forcément le temps de réfléchir ni d'aller chercher les infos, alors voici un petit résumé de la formation "Signalement de l'enfant en danger" que j'ai suivie en mars 2014.
Oui, parce que dans ma note d'hier, j'expliquais que j'avais appelé directement le juge pour enfant, mais c'était il y a loooongtemps. Et aujourd'hui ça ne se passe plus du tout comme ça, donc, réactualisons, mes zamis !


Commençons par un résumé, et puis après, pour les curieux, j'entre dans les détails.
Allez hop, c'est parti, accrochez vos ceintures, ne fermez pas les yeux, be aware, here we goooooo ! 

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Le signalement de l'enfant en danger : 


Un enfant de votre connaissance est maltraité : violence physique, verbale, défaut de soins, mise en danger... Vous DEVEZ le signaler aux autorités compétentes. Se présentent alors deux cas de figure :

1 - Le danger est grave et imminent > SIGNALEMENT.
Le signalement se fait directement auprès du parquet : adressez-vous au Tribunal de Grande Instance (TGI) de votre secteur. Pour le trouver, c'est ICI.
En dehors des heures d'ouverture du TGI, pour tout signalement d'urgence, contactez les services de police (le 17, et sur un téléphone verrouillé : appel d'urgence 112).
Vous exposez la situation à la personne que vous avez au téléphone, cet interlocuteur vous donnera la marche à suivre pour la suite des opérations.

2 - Vous constatez ou suspectez une maltraitance sans caractère d'urgence > INFORMATION PRÉOCCUPANTE (=IP).
L'information préoccupante se fait par écrit, auprès du Conseil Général (CG) de votre secteur. Pour le trouver, c'est ICI.
MISE A JOUR : l'IP se fait auprès de la CRIP (Cellule de recueil des informations préoccupantes) dont vous pouvez trouver les coordonnées ICI.
Vous adressez un courrier à la CRIP en indiquant les faits observés, les circonstances dans lesquelles ont été reçues les informations et les renseignements administratifs nécessaires.


Si vous n'êtes pas sûr de vous, vous hésitez, vous ne savez pas quoi faire précisément, vous avez besoin d'aide : faites le 119. C'est 7j/7 et 24h/24, un interlocuteur vous aidera à prendre les bonnes décisions et vous indiquera les démarches à effectuer. 


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Questions / réponses :


Quelle est la différence entre un signalement et une information préoccupante ? 

L'IP précède le signalement, le signalement est réservé à la saisine du procureur de la république.
Le signalement peut se faire directement auprès du TGI comme indiqué précédemment, ou par le biais du CG suite à une information préoccupante.

C'est le caractère d'urgence et la gravité de la situation qui fait la différence entre un signalement et une IP :
- des réprimandes, des corrections plus ou moins fréquentes et dont l'enfant se plaint, des violences "éducatives"... Donnent lieu à une IP.
- un fait isolé mais grave, un acte violent, des plaies ou marques visibles  indiquent des évènements graves et nécessitant une intervention urgente : signalement.
Dans le cas des violences physiques, le "curseur" peut être difficile à localiser... Si vous avez un doute, demandez-vous si l'enfant est en danger imminent ou non, appelez le 119 si vous avez besoin d'aide. Mais agissez !

NB ) Il est possible d'adresser plusieurs IP pour un même enfant, par exemple si vous obtenez des éléments complémentaires ou observez d'autres éléments de maltraitance / mise en danger. Les IP peuvent fonctionner par leur nombre : parfois on suspecte sans preuve, dans ce cas on fait quand même une IP. C'est parfois le nombre d'IP qui tient lieu de sonnette d'alarme, et pas forcément la gravité (subjective...) des faits : 1 + 1 + 1 + 1...Le CG, en centralisant les informations, tient compte de ces éléments dans l'enquête. 

Pourquoi cette différence entre IP et signalement ? Pourquoi plusieurs interlocuteurs ? 

Avant la loi du 5 mars 2007, tous les signalements se faisaient directement auprès du parquet, d'où une avalanche de signalements, alors que certains ne relevaient que d'un traitement administratif.
La cellule du CG recueille et évalue les IP avec des travailleurs sociaux : ceci favorise un traitement efficace, et permet le croisement des informations qui peuvent provenir de diverses personnes.


NB ) Si vous adressez un signalement au TGI, vous pouvez en envoyer une copie au CG (pour permettre le recueil des informations : des IP ont peut-être déjà été adressées au CG pour ce même enfant...), mais n'adressez pas d'IP en plus du signalement, sinon les deux interventions d'investigations se dérouleront en même temps, ce qui est contre-productif.


Et l'anonymat ? Et le secret professionnel ? 

Dans le cas d'un signalement, on ne prévient pas la famille (ça semble évident, mais voilà, maintenant, vous en êtes sûr).
Dans le cas d'une IP, on peut prévenir la famille (pour maintenir la confiance et l'échange : une IP est une aide adressée à l'enfant, mais aussi à sa famille...), mais l'IP peut être anonyme. Dans le cas d'une IP faite par une équipe, les parents doivent être informés sauf si cela ne va pas dans l'intérêt de l'enfant.


Le code pénal réprime la violation du secret professionnel SAUF s'il existe des signes ou des risques de maltraitance sexuelle ou physique.
[décret n° 444-3 > ne pas informer les services concernés d'une privation ou d'une maltraitance est puni de 3 ans de prison et de 45000€ d'amende]



Qu'est-ce que j'indique dans le signalement ? 

- nom, prénom, date de naissance, adresse de l'enfant, garde de l'enfant...
- contexte dans lequel on a eu l'information, à qui l'enfant en a parlé (+ nom, adresse et numéro de téléphone des personnes concernées).
- faits constatés ou énoncés par l'enfant : /!\ on se contente de dire ce que l'on a vu, entendu, constaté, on n'interroge pas l'enfant, on n'extrapole pas, on n’interprète pas ! Le recueil de la parole de l'enfant nécessite une retenue, on peut induire les réponses par nos questions. Il ne s'agit pas de mener un interrogatoire, ni de prendre la place de l’enquêteur (lui, il est formé au recueil de la parole !), ni même d'obliger l'enfant à devoir répéter les choses...
- éléments objectifs sur l'environnement familial de l'enfant, ce qui est lié à la plainte, ce qui vient en périphérie (comportement de l'enfant, changement éventuel...).
- on peut joindre un certificat médical, des photos si cela s'avère nécessaire (plaies, bleus, marques : les traces disparaissent, les preuves restent !).

Quelles sont les suites d'une IP / d'un signalement ? 

 Après une IP > la Cellule Départementale de Protection de l'Enfance (CDPE) va mener une enquête, évaluer la situation. Cette évaluation peut se faire par les travailleurs sociaux du secteur, la MJIE, l'AEMO, la PJJ... En fonction de la famille concernée (connues ou non des services sociaux).
A l'issue de cette enquête / évaluation, la CDPE peut décider de ne pas donner suite à l'IP, de mettre en place une protection administrative, ou de faire un signalement au parquet.


Y'a plein de flèches et de sigles, ça fait peur, mais c'est très clair.


Après un signalement > s'il n'y a pas de preuve tangible pour engager une procédure, le signalement sera classé sans suite. Sinon, il est transmis vers le Juge des Enfants ou directement au pénal. Dans le premier cas, cela débouchera sur une audition, un dossier en assistante éducative : MJIE, AEMO, avec éventuellement par la suite placement, une mesure de médiation familiale... Dans le second cas, cela ne concerne plus directement l'enfant : ce sont les faits, et le ou les auteur(s) présumé(s) qui sont alors pris en charge : plainte / enquête / instruction...

J'ai fait une IP / un signalement... Et après ? 

 Dans le cas d'un signalement, vous pouvez être entendu en qualité de témoin. Vous serez alors convoqué par la gendarmerie ou la police.

Le parquet informe systématiquement le CG des décisions prises suite à un signalement.
Il n'est pas prévu que le CG informe les personnes ayant fait l'IP des conclusions de l'enquête, mais si vous êtes concerné vous pouvez contacter l'assistante sociale du secteur pour avoir des informations.
Tant que l'enquête est en cours, il n'y aura pas d'information sur son avancement.


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Voilà, voilà...
C'était long, pas forcément rigolo, mais nécessaire.
J'espère que vous y voyez plus clair maintenant, et que si un jour vous êtes confronté à une situation difficile, vous saurez quoi faire (et courage !).
Ce qu'il faut retenir, c'est que rien n'est anodin : ni dans le fait de faire une IP ou un signalement, ni dans le fait de NE PAS le faire.
J'entends ou je lis parfois des zamis, des collègues, des consœurs qui ont vu que, à qui on a dit que, qui se demandent si... Et qui hésitent.
N'hésitez pas.
Un enfant est en danger, vous DEVEZ intervenir. N'ayez pas peur de vous tromper : on ne fait jamais un signalement "pour rien", c'est le rôle de l'enquête de déterminer si'il y a lieu ou pas d'intervenir. Mais il y a toujours lieu de faire une IP. Toujours.
Si vous hésitez et que vous n'agissez pas, vous participez à la mise en danger de l'enfant (oui, je vous culpabilise, c'est moche... Mais c'est nécessaire). Alors agissez ! Un enfant qui vous dit ou vous montre quelque chose vous fait confiance et vous demande de l'aide. Ne le trahissez pas.
(Oui, je termine cette note par un discours volontairement moralisateur et culpabilisateur, mais on ne plaisante pas avec ces choses là. Voilà.)

mardi 20 mai 2014

LES RONDS [ou le signalement du vendredi soir, 1ère partie]

Il y a quelques temps, j'ai participé à une formation sur le signalement. Nous étions une quarantaine de professionnels, orthophonistes, éducateurs, assistantes sociales, infirmières scolaires, médecins, à écouter un substitut du procureur nous exposer la différence entre information préoccupante et signalement, comment faire l'un et l'autre et auprès de qui, quels sont les signes d'alerte et les procédures... Un exposé bien déprimant, mais nécessaire. Un exposé truffé d'exemples, d'anecdotes et d'histoires vécues, du genre qui te fait perdre foi en l'humanité et qui te donne envie de partir loin, loin, loin. Loin dans les souvenirs aussi. Que tu le veuilles ou non. Ça remue, ça réveille, ça fait mal.
Et ça met très en colère aussi, quand le substitut du procureur parle avec un air narquois du "signalement du vendredi soir", ce signalement qu'il perçoit comme le signalement je-m'en-lave-les-mains avant de partir en week-end, celui du "bon, ben il est bientôt 16h alors je vais prévenir le juge pour enfant parce que j'ai pas le temps pour une procédure longue".
Silence lourd dans la salle. Il avait en face de lui ces personnes qui, loin de s'en laver les mains, passent ce fameux coup-de-fil du vendredi soir. Parce qu'il n'y a aucune autre porte à laquelle frapper quand on a en face de soi un enfant en danger. Parce qu'il faut faire quelque chose, mais qu'il n'y a pas que les écoles qui ferment le week-end. Parce qu'il faut faire vite. Et non, pas pour se débarrasser du problème et refiler la patate chaude au proc'.
Le substitut, lui, avait l'air d'avoir oublié dans son exposé que c'est aussi le week-end que les enfants sont coupés du reste du monde, face à leurs peurs et aux dangers, et qu'ils viennent avec leurs énormes casseroles déverser le trop plein de frousse avant de devoir quitter l'école.
Face à la levée de boucliers, rétropédalage du procureur. Oui mais non, ce n'est pas ce qu'il voulait dire, bien sûr il comprend notre position, l'urgence, tout ça... Mais bon, voilà, il redoutait toujours les appels téléphoniques du vendredi vers 16h, toujours difficiles à gérer. Nous aussi, monsieur, si tu savais.

C'était il y a longtemps, mais je ne m'en suis pas encore remise.
C'était un vendredi.
C'était l'époque où on ne parlait pas encore d'info préoccupante, mais seulement de signalement et d'appel au juge pour enfant.
C'était un petit garçon de 7 ans.

Tom* venait me voir depuis 4 ou 5 mois, tous les vendredis à 15h30, pour comprendre comment ça marche ces lettres qui forment des syllabes qui forment des mots qui forment des phrases qui veulent dire un truc. A 15h25, mon interphone sonnait, Tom me disait "c'est moiiiii !" (tous les enfants s'appellent moi) avant de galoper dans les escaliers, suivi par son père qui l'accompagnait à chaque fois. Dans la salle d'attente, de l'autre côté du mur, j'entendais ses petites jambes tambouriner contre le barreau de la chaise, les pieds toujours en mouvement qui ne touchaient pas par terre. Dans le bureau, c'était pareil, mais contre mes tibias. Ouch. Il s'excusait, et recommençait. Une pile électrique avec un sourire jusqu'aux oreilles. Bon, pour cette histoire de lettres, ça n'avançait pas vite, il y avait toujours quelque chose de plus intéressant à faire : de la batterie avec les feutres sur le bord du bureau, une maison en papier pour le bonhomme-trombonne, compter les nuages qui passent derrière la fenêtre. Et discuter. Tom-la-pipelette avait toujours quelque chose à raconter. Tout y passait : les pokémons gagnés à la récré, le menu de dimanche dernier, Jonathan qui est amoureux de Manon, la chute à vélo... "Et même que je me suis fait un bobo au ventre, c'est tout râpé, attends je te montre !" Et voilà Tom qui relève son tee-shirt pour me montrer la grosse éraflure qu'il a en dessous du nombril. Il remonte son tee-shirt un peu plus haut, pour que je vois bien. Jusqu'en bas du cou. Plus haut que nécessaire pour le bobo. Mais juste ce qu'il faut pour que je vois les ronds. Tout un nuancier de ronds, du rose pâle au rouge carmin. Des petits ronds, même pas un centimètre de diamètre, mais toute une petite constellation. Et là, Tom ne parle plus. Il me regarde par en dessous, sans bouger, les mains crispées sur son tee-shirt, les ronds à l'air. Il voit mes yeux courir sur sa peau marquée, mon visage pâlir sans doute. Je ne parle plus, moi non plus. Je cherche mes mots, je ne trouve pas. Il baisse son tee-shirt, retourne s'assoir au bureau, et balance ses jambes en fixant ses pieds. Je me rassois en face de lui, et il me dit : "T'as vu mon bobo ? ... C'est un gros bobo, hein..." Pour une fois sa voix est toute ténue, il chuchote presque.
- Oui, j'ai vu ton bobo de vélo. Et puis les autres aussi.
- ...
- Ça fait beaucoup de bobos.
- ...
- Tom ? Il y a des bobos qui sont là depuis longtemps.
- Moi je t'ai montré que mon bobo de vélo.
- Oui, mais j'ai vu les autres, Tom...
- C'est les ronds.
- Les ronds ?
- Les ronds.
- Il y a... 5 ronds ? C'est ça, Tom ?
- Je sais pas, j'ai pas compté. Y'en a on les voit plus.
- ... Tom ?
Tom ne parle plus. Il pleure en silence. Il tord des deux mains le bas de son tee-shirt. Et puis il relève la tête, me regarde droit dans les yeux. Il chuchote : "La semaine prochaine, je te montrerai les nouveaux ronds".
J'ai fait le tour du bureau, j'ai pris Tom dans mes bras. Je l'ai bercé comme un bébé, en gardant un œil sur la pendule. Il me restait 20 minutes. Le temps de sa séance. Derrière le mur, la salle d'attente, et son père qui l'attend. Et je ne sais pas d'où viennent ces ronds. Ni ce que je peux faire. Je sais par contre ce que je DOIS faire. J'explique à Tom, tout en le berçant, que maintenant que j'ai vu les ronds, c'est aussi mon problème, et qu'il n'est plus tout seul avec les ronds, qu'on va trouver une solution. Mais que pour que je puisse l'aider, j'ai besoin de comprendre ce qu'il voudrait, lui. Qu'est-ce que tu veux que je fasse, Tom ?
- Je veux que y'a plus de nouveaux ronds. Je veux pas rentrer à la maison.
- C'est à la maison qu'il y a des nouveaux ronds ?
- ... C'est papa qui fait les ronds.

Papa. Le gentil papa qui accompagne Tom chez l'orthophoniste tous les vendredis. Le gentil papa qui est toujours poli, qui dit toujours bonjour, qui veut savoir comment s'est passé la séance, qui est toujours si calme et souriant. Le gentil papa qui a une voix toute douce. Le gentil papa, donc, qui fait des ronds sur le thorax de son Tom. Le gentil papa qui attend dans la salle d'attente la fin de la séance. Plus que 15 minutes.

J'ai expliqué à Tom que je ne pouvais rien faire toute seule, mais que j'allais appeler quelqu'un pour qu'il nous aide, quelqu'un dont c'est le métier, qui allait trouver une solution pour qu'il n'y ait pas de nouveaux ronds. Ni demain, ni jamais. Tu veux bien que je l'appelle, Tom ? Tom veut bien. Alors je téléphone au juge pour enfants. J'ai son numéro, oui. Je l'ai déjà appelé, Tom, pour aider d'autres enfants qui avaient des problèmes. Le juge pour enfant est occupé, il ne peut pas me parler. J'explique la situation à la secrétaire. Les faits, rien que les faits. Je lui rapporte ce que j'ai vu, ce que Tom m'a dit, la pendule qui fait tic-tac, le gentil papa dans la salle d'attente. Elle écoute, comprend, et m'indique la marche à suivre : "Est-ce que votre bureau ferme à clé ? Bon, alors verrouillez la porte et restez avec Tom dans votre bureau. Arrangez-vous si possible pour prévenir les personnes qui pourraient venir à votre cabinet de ne pas venir. Laissez-moi un numéro de téléphone pour vous joindre, une ligne qui restera libre dans les minutes à venir. Je préviens la gendarmerie immédiatement, ils vont vous envoyer quelqu'un. Expliquez à Tom qu'on va venir le chercher, lui et son père, mais qu'il ne resteront pas ensemble. Voulez-vous que je répète ? Bon alors je raccroche. Laissez la ligne libre... Bon courage."
Tourbillon. Je commence par dire à Tom qu'on va venir le chercher pour le mettre à l'abri, tout en fermant la porte à clé. Douuuuucement la clé qui tourne dans la serrure. Il n'y a que deux portes entre le gentil papa et moi, et plus qu'une dizaine de minutes avant la fin officielle de la séance. J'appelle mon patient suivant, ouf il a un portable, ne venez pas, j'ai une urgence imprévue. Je vous rappellerai plus tard. Merci.
Tom est moi sortons la boite de Duplos. C'est cool les Duplos, ça fait du bruit. Histoire que de l'autre côté du mur, le gentil papa ne s'inquiète pas d'un trop grand silence. Nous empilons les Duplos, de grandes tours qu'on fait tomber par terre, qu'on ramasse, et on recommence. Et nous discutons, aussi. Pas des ronds, mais de l'après. Des gendarmes qui vont venir, qu'il ne doit pas avoir peur, que c'est à eux qu'il va raconter l'histoire des ronds, qu'ils vont l'aider. Et puis des couleurs des Duplos, des tours rigolotes qu'on construit et qu'on casse, la plus grande s'effondre et Tom éclate de rire. J'en pleurerais.
Les minutes passent si vite et si lentement... La fin de séance approche, et les gendarmes ne sont pas là. Je commence à imaginer ce qui pourrait se passer si le gentil papa s'impatiente et vient voir pourquoi nous ne revenons pas dans la salle d'attente, Tom et moi... J'imagine le toc-toc à la porte, la poignée qui tourne et la porte qui ne s'ouvre pas, la réaction de gentil papa et de Tom... J'ai peur. Vlan, une autre tour s'effondre. Mais Tom ne rigole plus. Il est tendu, lui aussi. 16h05. Je crois entendre de l'agitation dans la salle d'attente, est-ce que c'est dans ma tête ? 16h07. L'interphone sonne. Je me précipite pour répondre. "Gendarmerie Nationale. Vous êtes <Sécotine> ? C'est à l'étage ? Bien. Ne déverrouillez pas la porte. Nous montons."
Il y a eu du bruit dans la salle d'attente. Mais pas de cris, pas d'éclat de voix. Une voix forte, claire, qu'on percevait jusque dans le bureau, expliquait au gentil papa qu'il allait les suivre à la gendarmerie, suite à l'appel du tribunal, et que son enfant aussi, avec l'autre équipe. Je n'ai pas entendu la voix du papa. Des pas dans les escaliers, des gens qui montent, d'autres qui descendent. Tom et moi, côte à côte et se tenant la main, silencieux, fixant la porte.  Toc-toc, "Gendarmerie Nationale, vous pouvez ouvrir Mme <Sécotine>."
Ils étaient deux gendarmes, un homme et une femme, et va savoir pourquoi, en les voyant j'ai eu envie de rire parce que la femme faisait une bonne tête de plus que l'homme, et que si elle avait eu une moustache à la place de ses boucles d'oreilles, elle aurait pu poser pour l'image d'épinal du gendarme bedonnant. On se raccroche à ce qu'on peut...
Tom est parti entre les deux gendarmes. La femme-à-boucles-d'oreilles-sans-moustache lui parlait avec une voix toute douce, toute souriante. Tom la regardait, il a souri, j'ai voulu croire à ce sourire, plus que tout.
Je suis descendue sur le parking, pour accompagner Tom. Je suis sortie au moment où la première voiture de gendarmerie partait, avec le gentil papa. Une silhouette en contre jour, je n'ai pas vu son visage. Mais j'ai eu l'impression qu'il le tournait vers moi, et qu'il me regardait. C'est ridicule, il cherchait sans doute plutôt à voir son fils... Mais je me suis sentie très seule, et perdue.
Tom m'a fait un bisou, comme d'habitude sauf que ça n'était pas du tout comme d'habitude. Il a pris la main de la gendarme, il est monté dans la voiture.
Je suis restée longtemps dehors après que la voiture soit partie, et puis j'ai eu l'impression de me réveiller brusquement : autour de moi, les voisins parlaient en me regardant. Le propriétaire du restaurant d'à côté a croisé mon regard, il s'est dirigé vers moi, j'ai balbutié des excuses, lui ai tourné le dos, et je suis repartie dans mon bureau. J'ai verrouillé la porte, un coup sec cette fois-ci, je me suis retrouvée toute idiote à regarder la serrure, me rappelant ce même geste, un peu plus tôt... J'ai annulé tous mes rendez-vous de la journée. Je suis rentrée. Je me suis allongée sur le canapé, fait une caresse au chat.
Et puis enfin, j'ai pleuré.

Voilà ce que c'est, de l'autre côté de la barrière, un signalement du vendredi soir.
Les assistantes sociales, les infirmières et les médecins scolaires, les éducateurs et les psychologues autour de moi lors de cette formation sur la maltraitance ont sans doute vécu des expériences similaires. Ou pire. Ou pas.
Il y avait cette femme, un infirmière scolaire en collège je crois, qui a pris la parole et qui a posé une question : "Mais dans ce cas-là, il faut appeler qui ?" J'ai entendu la détresse dans sa voix, peut-être un fantôme de souvenir comme le mien...

J'aime mon métier. Vraiment. Mais ces histoires là...
Ces histoires là.



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Épilogue : 
Tom doit avoir 18 ans aujourd’hui si mes calculs sont bons. Il y a eu une enquête, il y a eu un procès, son père a été incarcéré. A la maison, il n'y avait pas que Tom qui portait des constellations de ronds. Il a été en foyer d'accueil quelques mois, puis il est retourné chez sa maman. Ils ont déménagé. Il m'a donné de ses nouvelles presque 2 ans après l'épisode des ronds. Il allait bien. Il m'a remercié. J'ai encore pleuré. Son papa a pleuré aussi, lors du procès. Il a plaidé coupable, il était désolé, il voulait aller en prison, il le méritait. Je ne sais pas combien de temps il y est resté.
Moi, je rêve encore parfois d'une clé qu'on tourne tout doucement, et d'une épaisse fumée noire qui passe sous la porte.
A chacun sa croix.

* bien sûr, Tom ne s'appelle pas Tom. Il s'appelle "Moi", parce que tous les enfants qui sonnent à l'interphone s'appellent Moi. Toujours.

Le bis du bis du collier au crochet [#bidouille]




Voilà un deuxième exemplaire du collier au crochet, avec une petite pastille en plus et des couleurs vitaminées. Crocheté et monté il y a plus de 2 mois (oui, je peine un peu à me tenir à jour, là...), posté dans la foulée, déjà porté !
Joyeux anniversaire Mantoune ! *

* Oui, c'était il y a deux mois, mais l'avantage à le souhaiter à retardement, c'est que ça fait plus de petit bonheur pour le/la jubilé-e ! Pas trop de tout le même jour, faut faire durer le plaisir ! ;-D