samedi 6 septembre 2014

Je ris donc je suis.

Par où commencer ?
Il y a des petits riens qui réchauffent le cœur. Pas tout de suite, pas instantanément, mais quand on y repense après coup, on se dit que... Oui, en fait, c'était un chouette petit moment que celui-là.
Mine de rien.
Mine de rien du tout, mais quand même...

C'est vendredi, c'est la fin de semaine, mais c'est encore le matin, où toute une journée nous sépare du week-end. Le week-end, c'est un concept bizarre : une parenthèse offerte chaque semaine, mais inclue dans cette période de temps qui passe, comme ça, et quoiqu'il arrive. Deux jours qui sont si différents des autres, et en même temps pas tant que ça. Je veux dire, d'accord, pour nous qui travaillons, qui avons des enfants qui vont à l'école, qui comptons le temps, qui le découpons en tranches pour mieux l'organiser et le comprendre, le week-end, ça n'est pas rien. Mais il y a des gens pour lesquels le temps ne veut plus rien dire, tous les jours se ressemblent.
Pour Aimée, c'est toujours pareil : elle se réveille, elle appelle l'aide soignante pour aller aux toilettes et s'habiller, elle en profite pour lui demander comment va son mari et comment s'est passée sa nuit,  elle va prendre son petit déjeuner, elle revient dans sa chambre, elle se repose un peu, elle attend que l'infirmière lui dise que son mari est réveillé, elle va le voir dans sa chambre à côté, elle s'endort un peu en même temps que lui, elle retourne regarder la télévision dans sa chambre pendant qu'il dort, puis elle va manger dans la salle de restauration, elle se bat avec sa main valide qui tremblotte pour ne pas envoyer valdinguer sa purée sur Yvonne qui mange en face, elle retourne dans sa chambre faire une petite sieste...

Dans cette routine, il y a des petites choses qui égrainent le temps : un coup de fil de sa fille, la coiffeuse un mardi sur deux, le passage de la kiné le mercredi matin, celui de l'orthophoniste le vendredi...
Mais en ce moment toutes les journées sont engluées dans l'angoisse et l'attente.
Le mari d'Aimée se meurt. Ses nuits sont de plus en plus difficiles, ses temps de réveil de plus en plus courts, ses moments de conscience de plus en plus rares...  Aimée, le matin, ose de moins en moins demander comment il va. Elle redoute d'aller le voir, méconnaissable, usé, exténué. Alors elle retourne dans sa chambre.
Elle attend.
Assise dans son fauteuil roulant face à la télé éteinte.


C'est vendredi, c'est la fin de la semaine, mais c'est encore le matin. J'arrive à l'EHPAD, je vais dans le bureau des infirmières, je me connecte sur le serveur de l'établissement, un petit tour rapide dans les dossiers informatisés de mes patients. Claudine dort mal depuis 3 jours, Marcel a (encore) essayé de taper son voisin avec sa canne, Alice a participé à l'atelier "mémoire", et Aimée a demandé à voir la psychologue. Trois fois. Elle s'inquiète, elle a peur, elle a mal.
Je soupire, je ferme ma session, j'attrape mon sac et je monte au deuxième étage voir Aimée.
Sa porte est grande ouverte, comme d'habitude, elle est assise dans son fauteuil, comme d'habitude, elle est face à sa télévision, comme d'habitude, les mains croisées sur les genoux, comme d'habitude. Mais la télé n'est pas allumée, la chambre est silencieuse, une large ride creuse le front inquiet d'Aimée et lui donne un air sévère.
Je toque à la porte, et j'entre en la saluant. Je l'appelle par son nom de famille. Je n'arrive pas à l'appeler par son prénom, encore moins à la tutoyer. Ça n'est pas une distance que je mets entre mes patients et moi, mais du respect. Si elle me demande de l'appeler par son prénom, je le ferai. Mais la question ne s'est jamais posée. Elle, elle s'arrange pour ne pas m'appeler, balayant la question du "Séco" ou du "Madame l'ortho", elle me dit "vous", même quand elle bave sur ma main en plein exercice de praxies. Encore plus quand elle me bave sur la main.
Aimée n'a pas le cœur à travailler, je la comprends. Je lui demande comment elle se sent, et si elle tient le coup. Pas la peine de faire comme si tout allait bien : je sais, elle sait que je sais, je sais qu'elle sait que je sais. Elle me dit qu'elle dort bien, et qu'elle s'en veut de dormir bien. Elle me dit qu'elle s'inquiète de tous les papiers à remplir quand son mari sera mort, et qu'elle s'en veut de s'inquiéter pour ça. Elle me dit qu'elle a besoin de penser à autre chose, parce qu'elle ne pense qu'à ça, et que finalement, si je veux bien, est-ce qu'on peut travailler un peu quand même ?
Je sors mes fiches, mes images, mes listes de mots, ma crème de massage, mes guides-langues et toute ma bonne volonté. Je m'installe en face d'elle. C'est parti.
En plein exercice de souffle, alors que je lui montre l'exemple, j'étouffe un bâillement. Aimée le voit, elle me sourit, elle me dit : "Vous aussi vous dormez mal ?" "Même pas, mais ces exercices de détente, ça marche trop bien sur moi !" Et je bâille à qui mieux mieux. C'est contagieux, Aimée se met à bailler aussi. Nous reprenons l'exercice, mais c'est fichu : la machine à bâiller est lancée, et chacune notre tour nous nous décrochons la mâchoire. Et plus j'essaye de me retenir, pire c'est : j'en ai les larmes qui perlent au coin des yeux. Aimée bâille en plein milieu d'un exercice, et éclate de rire. Impossible de s'arrêter, de bâiller comme de rigoler : nous voilà, Aimée et moi, prise dans un tourbillon où les rires et les bâillements s’enchaînent. Je connaissais les fous-rires incontrôlables, je découvre qu'il existe des "fous-bâillements" tout aussi impossible à réprimer. Une aide soignante passe la tête dans la chambre, intriguée par ces drôles de bruits : devant son air surpris et vaguement réprobateur, je pique un fard, et Aimée s'étrangle de rire en me voyant. Là, c'est clair, elle se moque ouvertement de moi, et entre deux éclats de rire, elle peine à retrouver son souffle pour me glisser qu'elle m'imaginait très bien petite fille prise en faute par un maître d'école sérieux. La voilà qui mime son ancien instituteur, le regard sévère, le doigt levé qui scande des remontrances factices, et derrière cette mise en scène, ses yeux qui pétillent et les coins des lèvres qui se relèvent tout seuls !
Elle continue dans sa lancée, énumère des griefs imaginaires et d'un autre temps que le mien, et... Je bâille. Je bâille, je bâille, je bâille et Aimée rit, rit, rit !

Le temps s'est arrêté, un petit moment.
Un moment joyeux et improbable.
Nous nous sommes calmées, un peu essoufflées, n'osant pas nous regarder de peur que le fou-rire reprenne. Et puis j'ai rassemblé mes affaires, je me suis levée, je me suis penchée vers Aimée pour lui serrer la main, comme à chaque fois que je m'en vais : sa main droite entre mes deux mains, un peu plus qu'une poignée de mains, mais pas trop. Aimée a bougé sa main gauche, ça n'arrive pas si souvent. Elle l'a posée sur mes mains. Et elle a levé son visage vers moi, avec un beau sourire, et un regard complice.
Spontanément, je lui ai fait une bise.
Quand je lui ai dit : "à mercredi", elle a hoché la tête.
Et quand j'ai passé la porte, elle a dit : "Oui, à mercredi... Séco".



Ça n'est pas si souvent qu'entendre mon prénom me fait si chaud au cœur.


J'aime mon métier.
J'aime vraiment mon métier.

3 commentaires:

  1. J'aime ta façon d'écrire et de retranscrire ce que tu vis. Ca me fait monter les larmes aux yeux et ça rappelle les moments importants de la vie!!
    Alors je vais en profiter pour te dire que je t'aime ma cousinette!!

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    1. Oh, merci ma cousine chérie.
      Moi aussi je t'aime.
      :)

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  2. C'est chouette ...même métier mêmes émotions ...merci !

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Commentaires, remarques, critiques : lach T comz.