mercredi 20 décembre 2017

REVANCHE ! #écrire-en-ligne

Atelier d'écriture écrire en ligne.
Décembre 2017.
Thème : la revanche.

Toute ressemblance avec des personnes ou des situations
existantes ou ayant existé ne saurait être que carrément
pas du tout fortuite, mais c'est l'jeu ma pôv'Lucette. 

  
Au fond du tube de plexiglas, les ondes clastiennes s’agitent, filaments lumineux qui s’entrecroisent et s’élèvent le long des parois jusqu’à délivrer leur message sur l’écran de contrôle, par le biais d’un système complexe alliant l’électronique de pointe et les terminaisons pseudo-nerveuses de synthèse. Aussitôt les laborantins s’approchent, prêts à noter et transmettre ce message venu des limbes par le miracle de la science. 

Conserver un cerveau et le maintenir vivant est devenu chose courante, mais en recevoir un message reste encore assez rare : encore faut-il que son ex-propriétaire, où qu’il soit, ait fortement envie de communiquer quelque chose. Les premières décennies, les scientifiques pensaient enfin parvenir à comprendre la vie après la mort en communiquant avec les récents trépassés. Hélas, ceux-ci ne délivraient que peu d’informations sur ce qui leur arrivaient « après ». Les quelques rares pensées transmises ressemblaient à des élucubrations de Cassandre sous acide. Aussi il avait été décidé de réserver le processus de « clastinisation » aux seuls cerveaux dits exceptionnels. Mais comment définir l’exception ? Le comité d’éthique planchait encore sur la question.  En attendant une réponse qui sans doute ne viendrait jamais, la firme CLAS, pragmatique, avait tranché : il fallait que l’heureux possesseur de cerveau à conserver soit aussi l’heureux possesseur de la somme nécessaire au financement du processus. Aussi, petit à petit, les prix Nobel avaient été remplacés par les stars médiatiques du monde de la culture, la science ne payant pas plus alors qu’au 21ème siècle… Philosophes, écrivains et vidéastes de la 7ème vague gagnaient autant de renommée que d’euro-dollars, aussi petit à petit leurs cerveaux prirent place dans les caissons de la firme, furent reliés aux tubes d’ondes clastiennes, et libérèrent les messages d’outre-tombe. Ces messages assuraient d’ailleurs des royalties non négligeables à leurs héritiers, ce qui permettait le financement du processus ad-vitam aeternam (ou plutôt ad-post-vitam aeternam). 

Fébriles, les laborantins fixent le petit curseur clignotant sur l’écran de contrôle, annonciateur du message à venir. Les doigts crispés sur leurs smartdigiphones, ils déclenchent l’enregistrement de la séquence. De tout le niveau de la firme, le personnel afflue. Pas seulement les laborantins en charge de l’opération, mais aussi tous les curieux, et, osons-le dire, les fans du disparu : c’est le premier message qu’il envoie. Est-ce que ce sera une phrase ? Une image ? Un son musical en 3D peut-être ? Cela lui correspondrait si bien… 

C’était une star, une vraie. Avec une histoire douloureuse, forcément, qui justifiait ses égarements et ses caprices. Il était beau, il était célèbre et il était aimé. Et son public lui pardonnait tout. Ce charisme ! C’était de famille, évidemment. Comme son frère, un frère jumeau en plus. Une star, lui aussi, dans un autre genre : pour l’un, les paillettes, les fan-clubs et les unes de tous les sites ; pour l’autre, les conférences, les publications et les romans applaudis dans le monde entier. Un fossé incroyable les séparait malgré la proximité de leur gestation. C’était comique, d’ailleurs : avant la naissance, ils étaient collés l’un à l’autre. Après la mort, leurs cerveaux reposaient côte à côte dans les caissons de la firme. Quel symbole ! Le grand public se délectait de l’histoire de ces deux frères que tout opposait.

A leur naissance, comme tous les enfants conçus par prédétermination génique, ils avaient très tôt développé des compétences différentes, suivant la voie toute tracée et définie spécifiquement pour eux. Leurs parents, riches galeristes d’œuvres immatérielles de l’ère post-décadentielle, avaient choisi pour le numéro 1 l’intelligence, l’érudition et l’éloquence, le prédestinant à une riche et belle carrière d’universitaire-philosophe-romancier. Pour le numéro 2, la fantaisie leur avait pris de délaisser le sérieux et la gravité : il serait musicien, chanteur et acteur, bref, il serait une star. Les deux avaient merveilleusement réussi dans la voie qu’on leur avait choisie. Leurs parents avaient tout fait pour : il avait adulé le numéro 1, pour lui assurer confiance et estime de soi, et consciencieusement rejeté le numéro 2, pour développer en lui ce côté « artiste ténébreux » tellement en vogue…
Ils avaient si bien fait que les deux frères se détestaient, le premier méprisant ouvertement le second, le second jalousant secrètement le premier. 

Avec cette synchronicité parfaite et troublante qui est celle des jumeaux, tout à coup la lumière diffuse d’un message en approche pointe dans le tube voisin : voilà le numéro 1 qui s’apprête à communiquer lui aussi !  La firme toute entière est en ébullition. Dans la salle de presse, reliée au laboratoire pour vivre en direct la réception des messages, les médialistes n’osent croire en leur félicité.  Deux messages ! Des deux frères ! En simultané ! Vont-ils se quereller comme ils le faisaient de leur vivant, le premier écrasant systématiquement l’autre de sa verve ? Vont-ils s’ignorer superbement comme dans leurs derniers jours, le second accablant naturellement l’autre de sa prestance ?

C’est l’aîné, toujours premier décidément, qui délivre d’abord son message. Une courte phrase qui apparaît dans une fort belle écriture manuscrite : « La plume et l’esprit ne sauraient se contenter de la mort ». Les spécialistes hochent la tête, l’air grave et pénétré. Quelle profondeur. Quelle finesse d’esprit. Quelle pique aussi, envers son frère, encore une fois… La supériorité de l’intellect.
Mais voilà qu’une image se forme sur l’écran de contrôle du second : la silhouette du cadet apparaît. Il est lumineux, toujours aussi beau, un micro à la main. La musique de son dernier tube se fait entendre. Et sa voix, soudainement, explose : « Moi, j’ai eu mon nom sur la Tour Eiffel »

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